[Jurisprudence] Rappels relatifs à l'incompatibilité entre mandat syndical et délégation d'autorité dans l'entreprise

par Sébastien Tournaux, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV


On ne compte plus les arrêts rendus par la Chambre sociale relatifs à l'incompatibilité entre mandat syndical et délégation d'autorité. Cette règle, posée à la suite d'une longue évolution (1), a, en effet, été maintes fois précisée et affinée par la Cour de cassation. Pour autant, le contentieux continue d'être conséquent et des affaires remontent encore régulièrement jusqu'à la cour régulatrice, comme en témoigne un arrêt rendu le 8 juillet 2009 par la Chambre sociale. Par cette décision, la Cour réitère les critères habituels permettant de juger si un salarié disposant d'une certaine autorité dans l'entreprise peut ou non être titulaire d'un mandat syndical (I). S'il n'y a donc, a priori, rien de bien innovant dans cette solution, il convient tout de même de remarquer que la Cour de cassation ne dissipe toujours pas certaines zones d'ombres, notamment sur la consistance de la délégation d'autorité. En outre, on pourra regretter que la Cour demeure ambiguë quant à l'incidence du rôle de représentation de l'employeur joué par le salarié face aux institutions représentatives du personnel (II).


Résumé

Ne dispose pas d'une délégation écrite particulière d'autorité permettant de l'assimiler au chef d'entreprise auprès du personnel le salarié dont les attributions, déterminées par son contrat de travail, sont exercées sous l'autorité étroite de la direction, sans pouvoir disciplinaire, et qui ne bénéficie que d'un transfert limité de responsabilité en cas d'infraction à la réglementation du travail.

Le salarié peut être désigné en qualité de délégué syndical si, au moment de la désignation, il ne représentait pas effectivement l'employeur auprès des délégués du personnel.

Commentaire

I - L'application classique des règles d'incompatibilité entre mandat syndical et délégation d'autorité

Le principe de l'incompatibilité entre un mandat syndical et l'exercice de pouvoirs de direction dans l'entreprise s'est construit progressivement, mais paraît être arrivé à maturité depuis quelques années. Le mandat syndical est incompatible, soit avec l'existence d'une délégation particulière d'autorité permettant d'assimiler le salarié au chef d'entreprise, soit avec la représentation effective de l'employeur devant les représentants du personnel.

Sur le plan formel, d'abord, le salarié ne peut disposer d'un mandat syndical dans l'entreprise s'il bénéficie d'une "délégation particulière d'autorité établie par écrit" (2). Ce critère formel a, cependant, été interprété de manière souple par la Chambre sociale, puisqu'elle n'exige pas que le salarié ait expressément accepté la délégation de pouvoir pour que celle-ci soit effective, une simple acceptation tacite pouvant s'avérer suffisante (3).

Sur le plan matériel, la Cour de cassation a ajouté l'exigence que le salarié ne puisse être assimilé au chef d'entreprise (4). Si ce critère demeure relativement flou tant la notion de chef d'entreprise est difficilement saisissable, la Cour retient tout de même que le cadre qui dirige l'activité d'une entreprise, qui a autorité sur les services et recrute le personnel, doit être assimilé au chef d'entreprise et ne peut de ce fait être titulaire de mandats syndicaux (5).

Outre cette incompatibilité liée à l'existence d'une délégation particulière d'autorité permettant d'assimiler le salarié au chef d'entreprise, la Cour de cassation a également précisé que ne pouvaient disposer d'un mandat syndical dans l'entreprise les salariés "qui représentent effectivement l'employeur devant les institutions représentatives du personnel" (6).

Cette condition a été déclinée sous plusieurs formes : sont, ainsi, incompatibles avec une telle désignation le fait de représenter l'employeur au comité d'entreprise (7), de présider les réunions du comité d'hygiène et de sécurité (8) ou de la délégation du personnel (9).

C'est à propos de l'ensemble de ces conditions que la Chambre sociale de la Cour de cassation était à nouveau saisie.

Le salarié d'une entreprise avait été promu chef de centre technique par avenant au contrat de travail qui comportait une "clause de délégation de pouvoir", laquelle lui conférait plusieurs pouvoirs tels que le contrôle de l'application des lois et règlements, le recrutement du personnel, le contrôle de l'exécution du travail dans l'entreprise. La clause prévoyait, en outre, que le salarié pouvait être tenu personnellement responsable en cas d'infraction à la règlementation du travail. Malgré cette délégation de pouvoir, le salarié fut désigné délégué syndical pour le compte de la CFE-CGC.

L'employeur contesta cette désignation devant le tribunal d'instance qui le débouta de sa demande en jugeant que la clause du contrat de travail s'assimilait plus à une "délégation de responsabilité" qu'à une délégation d'autorité, notamment parce que le salarié demeurait sous l'étroite autorité de la direction générale, qu'il ne disposait pas d'une plénitude de décision et qu'il ne disposait d'aucun pouvoir disciplinaire sur les autres salariés.

Par cet arrêt du 8 juillet 2009, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l'employeur. Pour ce faire, elle donne raison aux juges d'instances d'avoir estimé que le contrat de travail ne confère au salarié que des attributions exercées sous l'autorité étroite de la direction, sans pouvoir disciplinaire et n'opérait qu'un transfert limité de responsabilité en cas d'infraction à la réglementation du travail, si bien qu'il n'existait pas de délégation particulière écrite d'autorité en sa faveur. Dans un second temps, la Cour juge qu'à la date de désignation du salarié, il ne représentait pas effectivement l'employeur devant les délégués du personnel. Aucune de ces conditions n'étant remplie, il n'y avait dès lors pas lieu d'annuler la désignation.

Si la solution est de facture relativement classique, reprenant scrupuleusement les critères alternatifs habituellement utilisés par la Cour, elle appelle tout de même quelques remarques tant s'agissant de la délégation d'autorité que de la représentation de l'employeur devant les institutions du personnel.

II - L'application toujours trop floue des règles d'incompatibilité entre mandat syndical et délégation d'autorité

S'agissant de la délégation de pouvoir, il demeure un sentiment de flou entretenu par l'arrêt quant aux caractéristiques permettant d'en déterminer l'existence, ce, notamment, s'agissant des éléments apparentant le salarié au chef d'entreprise. En effet, la Cour de cassation avait eu l'occasion de juger que le salarié, qui dirige l'établissement, qui a autorité sur les services et qui a la charge du recrutement, peut être assimilé au chef d'entreprise (10).

Ces éléments, qui paraissent plus constituer des indices que des critères cumulatifs, étaient au moins en partie réunis dans l'espèce commentée. En effet, le salarié avait clairement la charge du recrutement, il contrôlait l'exécution du travail des autres salariés et servait d'interface entre les instructions données par la direction générale et leur application par les salariés de l'entreprise. La frontière entre autorité véritable et autorité simplement déléguée semble encore bien mouvante.

Sans le dire véritablement, l'argument qui semble peser le plus lourd dans le raisonnement de la Cour de cassation tient au fait que la délégation d'autorité soit issue du contrat de travail lui-même. Les pouvoirs conférés au salarié dans l'entreprise étaient exercées "sous l'autorité étroite de la direction", ce qui implique que celui-ci demeurait avant tout un subordonné de l'entreprise.

Cette interprétation est, d'ailleurs, corroborée par le fait que la clause de délégation de pouvoir, à laquelle il n'est guère donné d'effet par la Haute juridiction, soit elle-même issue du contrat de travail. Dans ces conditions, du fait de l'existence du lien de subordination inhérent à ce contrat, il paraissait délicat que la délégation d'autorité s'exerce avec une dose d'indépendance suffisante. Cela rejoint finalement l'idée selon laquelle la délégation d'autorité conférée à un salarié devrait relever du mandat et non du contrat de travail (11).

Enfin, une dernière observation doit être avancée s'agissant de la seconde partie de l'argumentation excluant l'incompatibilité malgré la direction de réunions de la délégation du personnel. La Cour de cassation affirme, en effet, qu'"à la date de sa désignation, le salarié ne représentait pas effectivement l'employeur devant les délégués du personnel", si bien que cet argument est inopérant aux fins d'obtenir l'annulation de la désignation. La précision apportée selon laquelle la représentation de l'employeur n'était pas effective "au moment" de la désignation paraît sous-entendre que ce n'est qu'à ce moment que doit être apprécié le critère établi en 2006 et selon lequel ne peut exercer un mandat de représentation du personnel le salarié qui représente "effectivement l'employeur devant les institutions représentatives du personnel" (12).

Pour le dire autrement, la décision peut implicitement être interprétée comme signifiant que l'accession, postérieure à la désignation, à la capacité de véritablement représenter l'employeur devant les institutions représentatives du personnel ne serait pas un obstacle dirimant à l'exercice du mandat, à la condition qu'au moment de la désignation le salarié n'ait pas eu le pouvoir de représenter effectivement l'employeur.

Une telle interprétation mènerait finalement au résultat qui tend à être repoussé depuis que la jurisprudence relative à la délégation d'autorité s'est constituée, à savoir à ce qu'un salarié soit à la fois représentant des salariés et de l'employeur. Une telle "schizophrénie" nierait tout à fait les exigences d'indépendance dans lesquelles le droit syndical s'inscrit, si bien qu'à vrai dire, nous ne pouvons qu'espérer qu'il ne s'agisse là que d'une maladresse rédactionnelle des magistrats de la Chambre sociale.


(1) G. Couturier, Traité de droit du travail, tome 2, Les relations collectives de travail, 1ère éd., 2001, pp. 107-108. Pour un tour d'horizon de la question, v., également, nos obs., Le caractère exclusif de la délégation d'autorité et des fonctions syndicales, Lexbase Hebdo n° 256 du 18 avril 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N6760BAM).
(2) Cette condition a d'abord été imposée s'agissant de représentants élus du personnel (Cass. soc., 6 mars 2001, n° 99-60.553, Société Buffalo Grill c/ Union locale CGT et autres, publié N° Lexbase : A4814ARQ), avant d'être étendue aux représentants désignés (Cass. soc., 21 mai 2003, 2 arrêts, n° 01-60.882, FE-CGC, FS-P+B N° Lexbase : A1541B9X et n° 02-60.100, FS-P+B N° Lexbase : A1583B9I et les obs. de G. Auzero, Les qualités requises pour devenir représentant du personnel, Lexbase Hebdo n° 74 du 4 juin 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7654AAQ).
(3) Cass. soc., 4 avril 2007, n° 06-60.124, M. Vincent Bouaziz, F-P+B (N° Lexbase : A9186DUR) et nos obs., Le caractère exclusif de la délégation d'autorité et des fonctions syndicales, préc..
(4) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 04-60.093, Office public d'aménagement et de construction du Pas-de-Calais (Opac 62), dénommé Pas-de-Calais habitat c/ M. Philippe Delfosse, FS-P+B (N° Lexbase : A8662DIN) et les obs. de G. Auzero, Précisions quant à la notion de chef d'entreprise, Lexbase Hebdo n° 176 du 13 juillet 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N6492AIB).
(5) Ibid..
(6) Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 05-60.300, M. Rafia Bekkali, FS-P+B (N° Lexbase : A4688DQP).
(7) Représentation expressément mentionnée au procès verbal de la réunion du comité, v. Cass. soc., 25 janvier 2006, n° 05-60.158, Syndicat CFTC commerce services et force de vente c/ M. Jean De Lecluse, FS-P (N° Lexbase : A5631DMI).
(8) Cass. soc., 20 avril 2005, n° 04-60.158, M. Philippe Lamige c/ Union des groupements d'achats publics, F-D (N° Lexbase : A9762DHZ).
(9) Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 05-60.300, préc..
(10) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 04-60.093, préc..
(11) Sur cette idée, v., déjà, Le caractère exclusif de la délégation d'autorité et des fonctions syndicales, préc..
(12) Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 05-60.300, préc..


Décision

Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 08-60.595, Société Adrexo, F-P+B (N° Lexbase : A7576EIG)

Rejet, TI Bayonne, contentieux des élections professionnelles, 17 décembre 2008

Texte visé : néant

Mots-clés : délégué syndical ; délégation d'autorité ; compatibilité

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