[Jurisprudence] L'organisation contractuelle du travail ne peut être modifiée sans l'accord du salarié

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le développement du télétravail conduit la Cour de cassation à adapter sa jurisprudence aux nouvelles formes d'organisation du travail, comme en témoigne cet arrêt rendu par sa Chambre sociale le 31 mai 2006. Pour la première fois, en effet, la Haute juridiction formule le principe selon lequel l'organisation contractuelle du travail ne peut être modifiée sans l'accord du salarié (1) et précise qu'il est, ici, indifférent que l'employeur prétende se fonder sur une clause de mobilité (2).




Résumé

Lorsque les parties sont convenues d'une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l'employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l'accord du salarié, peu important l'existence d'une clause de mobilité.

Décision

Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-43.592, Société SCC, venant aux droits de la société anonyme Allium c/ Mme Christine Couanau, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7230DPH)

Rejet (cour d'appel de Versailles, 6ème ch. soc., 16 mars 2004)

Texte concerné : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC)

Mots-clefs : contrat de travail ; modification ; organisation contractuelle du travail.

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Faits

1. Mme Couanau a été engagée le 5 janvier 1995 en qualité de responsable de la communication, par une société aux droits de laquelle se sont trouvées successivement la société Allium, puis la société SCC. Entre les mois de septembre 1999 et mai 2000, elle a été détachée au sein d'une filiale, la société Staris.

A compter du 14 février 2000 et après son retour au sein de la société Allium, les parties sont convenues qu'elle exercerait ses fonctions à partir de son domicile, situé dans les Pyrénées-Orientales, ne se présentant au siège de l'entreprise, situé à Nanterre, qu'une fois par semaine, l'ensemble de ses frais de déplacement étant pris en charge par son employeur. A compter du 18 septembre 2000, la salariée a été absente pour congé maternité, maladie puis congés payés, la date de reprise de fonctions étant fixée au 5 mars 2001.

Ayant refusé à cette date, malgré mise en demeure, de reprendre ses fonctions tous les jours de la semaine au siège social de Nanterre, elle a été licenciée le 21 mai 2001 pour faute grave tenant à un abandon de poste.

2. La cour d'appel de Versailles a jugé que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse et a condamné l'employeur à payer à la salariée des sommes à titre d'indemnités de rupture, de rappel de salaire pour la période du 5 mars au 21 mai 2001 et d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Solution

1. "Lorsque les parties sont convenues d'une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l'employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l'accord du salarié".

2. "Ayant constaté que tant lors de son détachement dans la société filiale qu'à son retour dans la maison mère, les parties étaient convenues que la salariée effectuerait, aux frais de l'employeur, son travail à son domicile deux jours par semaine, la cour d'appel a pu décider, sans encourir les griefs du moyen, que le fait pour l'employeur de lui imposer de travailler désormais tous les jours de la semaine au siège de la société constituait, peu important l'existence d'une clause de mobilité, une modification du contrat de travail que la salariée était en droit de refuser".

3. Rejet

Commentaire

1. L'organisation contractuelle du travail, élément essentiel du contrat de travail

  • Détermination classique du socle contractuel

On sait, depuis l'arrêt "Raquin", que l'employeur n'est pas en droit de modifier unilatéralement les éléments essentiels du contrat de travail (Cass. soc., 8 octobre 1987, n° 84-41.902, M. Raquin et autre c/ Société anonyme Jacques Marchand, publié N° Lexbase : A1981ABY, Dr. soc. 1988, p. 140, note J. Savatier).

Ces éléments ont été précisés au fil des arrêts : il s'agit de la durée du travail, de la rémunération, des fonctions du salarié, du lieu d'exécution du contrat de travail, de l'identité de l'employeur ainsi que de tous les éléments contractualisés par les parties.

Dans cet arrêt en date du 31 mai 2006, la Chambre sociale de la Cour de cassation ajoute un nouvel élément : l'organisation (contractuelle) du travail.

C'est dans la lecture de l'arrêt que cette notion s'éclaircit.

  • Précisions quant à la notion d'organisation contractuelle du travail

Dans cette affaire, une salariée avait conclu un accord avec son employeur, aux termes duquel elle exercerait ses fonctions à partir de son domicile, situé dans les Pyrénées-Orientales, ne se présentant au siège de l'entreprise, situé à Nanterre, qu'une fois par semaine, l'ensemble de ses frais de déplacement étant pris en charge par son employeur.

Ce dernier avait souhaité mettre un terme à l'expérience, contre l'avis de la salariée qui avait été licenciée pour faute grave.

La cour d'appel avait donné raison à la salariée, tout comme la Cour de cassation qui affirme, ici, que "lorsque les parties sont convenues d'une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l'employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l'accord du salarié".

Si la référence à la notion d'"organisation contractuelle du travail" est, en tant que telle, inédite, la solution ne l'est pas réellement.

Dans un premier arrêt en date du 2 octobre 2001, la Cour de cassation avait considéré que le fait de supprimer le bureau du salarié dans l'entreprise et de lui demander de l'installer à son domicile constituait une modification du contrat de travail (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.727, M. Victor Abram c/ Société Zurich assurances, publié N° Lexbase : A6254AGQ).

Dans une autre décision rendue le 13 avril 2005, la Cour de cassation avait considéré que la suppression de la faculté reconnue au salarié de réaliser son travail administratif à son domicile, un jour par semaine, constituait également une modification de son contrat de travail (Cass. soc., 13 avril 2005, n° 02-47.621, FS-P+B N° Lexbase : A8645DHN, lire les obs. de Ch. Alour, La notion de contractualisation du lieu de travail, Lexbase Hebdo n° 165 du 28 avril 2005 - édition sociale N° Lexbase : N3665AIL).

L'affaire dont la Cour de cassation avait à connaître était donc extrêmement proche de la précédente, puisque, cette fois-ci, il s'agissait non pas d'une journée de travail à domicile, mais de deux journées. La conclusion s'imposait, a fortiori : "ayant constaté que tant lors de son détachement dans la société filiale qu'à son retour dans la maison mère, les parties étaient convenues que la salariée effectuerait, aux frais de l'employeur, son travail à son domicile deux jours par semaine, la cour d'appel a pu décider, sans encourir les griefs du moyen, que le fait pour l'employeur de lui imposer de travailler désormais tous les jours de la semaine au siège de la société constituait [...] une modification du contrat de travail que la salariée était en droit de refuser".

Cette solution nous paraît donc parfaitement justifiée, tout comme la formulation de la règle autour de la notion d' "organisation contractuelle du travail" qui englobe le travail à domicile (partiel ou total) et toutes les hypothèses de télétravail, de plus en plus nombreuses aujourd'hui, mais également d'autres cas de figure (fréquence des déplacements en mission, utilisation des "Tic", etc.).

2. Modification de l'organisation contractuelle et clause de mobilité

  • L'inefficacité de la clause de mobilité

L'affaire pouvait sembler plus complexe dans la mesure où la salariée avait, dans son contrat de travail, une clause de mobilité sur laquelle l'employeur prétendait s'appuyer pour justifier la suppression des deux journées de travail à domicile. Or, telle n'est pas l'analyse de la Cour de cassation qui affirme, au contraire, que cette clause était inopérante ("le fait pour l'employeur de lui imposer de travailler désormais tous les jours de la semaine au siège de la société constituait, peu important l'existence d'une clause de mobilité, une modification du contrat de travail que la salariée était en droit de refuser").

Cette solution est logique, même si deux explications peuvent être avancées.

En premier lieu, on pourrait considérer que la clause de mobilité ne permettait pas à l'employeur de "muter" la salariée de chez elle vers l'entreprise, le domicile du salarié ne pouvant être, à moins qu'il ne s'agisse d'un véritable "travailleur à domicile", ce qui n'était pas le cas ici, assimilé au lieu d'exécution du contrat de travail. En d'autres termes, l'objet de la modification n'était pas, ici, le même que celui de la clause de mobilité.

En second lieu, et même à admettre que la clause de mobilité ait pu porter sur le domicile comme lieu d'exécution du contrat de travail, ce changement entraînait plus largement une modification de l'"organisation du travail" qui constituait une modification du contrat. Or, on sait que la mise en oeuvre de la clause de mobilité ne saurait entraîner d'autre modification du contrat de travail (dernièrement, à propos d'une modification de la rémunération du salarié : Cass. soc., 3 mai 2006, n° 04-46.141, F-P+B N° Lexbase : A2537DPN, lire les obs. de S. Tourneaux, Le rôle des clauses du contrat de travail relatives au lieu de travail, Lexbase Hebdo n° 215 du 18 mai 2006 - édition sociale N° Lexbase : N8429AKE).

  • L'insertion d'une clause de réversibilité

La question aurait sans doute été toute autre si l'employeur avait pris la peine d'insérer dans l'avenant conclu une clause de retour, ou de réversibilité, permettant aux parties de mettre fin à l'expérience du travail à domicile en provoquant le retour du salarié dans l'entreprise (en ce sens, la recommandation du Forum des droits sur l'internet à propos du télétravail rendue publique le 14 décembre 2004). Une telle clause devrait produire effet, mais à condition qu'elle n'apparaisse pas comme purement potestative, c'est-à-dire que sa mise en oeuvre soit subordonnée au respect de conditions étrangères à la seule volonté de celui qui l'exerce (s'agissant de la nullité des clauses de variation "pures" dans le contrat de travail à domicile : Cass. soc., 5 avril 2006, n° 03-45.888, Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) c/ Mme Hélène Heurtebise, FS-P+B N° Lexbase : A9605DN3).

Même s'il est souhaitable qu'une telle clause soit stipulée au bénéfice des deux parties, une clause ne réservant cette possibilité qu'à l'une ou l'autre serait valable. L'Accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail dispose, en effet, dans son article 3, que "si le télétravail ne fait pas partie des conditions d'embauche, l'employeur et le salarié peuvent, à l'initiative de l'un ou de l'autre, convenir par accord d'y mettre fin et d'organiser le retour du salarié dans les locaux de l'entreprise. Les modalités de cette réversibilité sont établies par accord individuel et/ou collectif".