Décision
Cass. soc., 13 avril 2005, n° 02-47.621, M. François Gargala c/ Société SDP, FS-P+B (N° Lexbase : A8645DHN) Cassation (cour d'appel d'Amiens, chambre sociale, arrêt rendu le 27 novembre 2002) Texte visé : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) Mots clefs : modification du contrat de travail, pouvoir de direction, lieu de travail Liens bases : ; |
Faits
1. Monsieur Gargala a été engagé par la société SDP en qualité de directeur commercial. Il était stipulé dans son contrat de travail que ses fonctions ne comportaient pas l'attribution à son profit d'un secteur géographique ou d'un secteur de clientèle. Or, dès son embauche, le salarié a été autorisé à effectuer les tâches administratives de sa prestation de travail à son domicile, situé à 220 km du siège social de l'entreprise. Il a été licencié le 10 janvier 2000 pour faute grave tenant à son refus d'accepter les directives de son employeur. Il lui a été reproché, en particulier, d'avoir refusé de venir travailler au siège de la société deux jours par semaine, cette décision ayant été prise en raison de l'insuffisance de ses résultats commerciaux. Il a saisi la juridiction prud'homale pour obtenir, notamment, des indemnités de rupture et une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. 2. La cour d'appel a rejeté les demandes du salarié au motif que le lieu de travail n'était pas un élément essentiel et déterminant de son contrat de travail. |
Problème juridique :
Un salarié qui travaille depuis son embauche à son domicile peut-il refuser de se rendre deux fois par semaine au siège de son entreprise situé à plus de 200 km ? |
Solution
"En statuant ainsi, alors que le salarié effectuait son travail administratif à son domicile et que le fait pour l'employeur de lui imposer de se rendre désormais deux jours par semaine au siège de la société situé à plus de 200 km pour exécuter ce travail constituait une modification de son contrat que le salarié était en droit de refuser, ce dont il résultait qu'il ne pouvait se voir reprocher une faute grave, la cour d'appel a violé le texte susvisé". |
Commentaire
1. Qualifier un changement de lieu de travail en fonction de la distance à parcourir Le régime juridique applicable à la modification intervenue au cours de l'exécution d'un contrat de travail dépend de son importance. S'il s'agit d'une modification du contrat de travail, le refus du salarié n'est pas fautif. A l'inverse, un salarié ne peut s'opposer à un changement de ses conditions de travail. Traditionnellement, ce refus constitue en principe une faute qu'il appartient à l'employeur de sanctionner par un licenciement (Cass. soc., 10 juillet 1996, n° 93-41.137, M. Vanderdonckt c/ Groupe des assurances nationales (GAN), publié N° Lexbase : A2054AAC). Depuis 1998, le refus du changement des conditions de travail ne constitue pas nécessairement une faute grave (Cass. soc., 4 juin 1998, n° 96-41.414, Société La Voix du Nord c/ M. Prum N° Lexbase : A5615ACX). Le salarié qui refuse une modification de ses conditions de travail commet une faute sérieuse, justifiant son licenciement. Ce n'est que dans certains cas que l'employeur pourra le licencier pour faute grave, le privant ainsi des indemnités de rupture. Concernant le lieu de travail, la jurisprudence considère qu'il y a modification du contrat en cas de changement de lieu de travail dans un secteur géographique différent de celui où le salarié travaillait précédemment (Cass. soc., 4 mai 1999, n° 97-40.576 M. Hczyszyn c/ Société Paul Jacottet, publié N° Lexbase : A4696AGZ). La notion de "secteur géographique" est appliquée de façon objective par les juges qui ne tiennent pas compte de la situation particulière des salariés de l'entreprise. Mais, cette notion de secteur géographique n'est pas encore fixée avec précision. Elément de fait, son appréciation relève de la compétence souveraine des juges du fond. Ce sont eux qui en déterminent les contours. Malgré leur diversité, les solutions adoptées permettent néanmoins de dégager certains principes. Ainsi, la notion de secteur géographique ne correspond pas nécessairement à un découpage administratif tel que le département ou la région. On observe, en revanche, qu'elle peut être rapprochée des concepts de "bassin d'emploi" ou de "zone urbaine". La Cour de cassation a eu l'occasion de décider qu'une mutation dans la région parisienne ne constituait pas une modification du contrat de travail (Cass. soc. 20 octobre 1998, n° 96-40.757, Mlle Boghossian c/ Société Jelt CM, publié N° Lexbase : A3412ABY). De même, le salarié ne peut manifestement pas refuser un changement de lieu de travail entre deux agglomérations distantes de moins de 20 kilomètres (Cass. soc. 21 mars 2000, n° 98-44.005, M. Bergeron c/ M. Vert, publié N° Lexbase : A4971AG9). En revanche, un changement de secteur géographique peut avoir lieu au sein d'un même département. C'est ce qui a été décidé a propos d'une mutation dans un site distant de 58 kilomètres du premier et situé au sein d'un même département. La Cour de cassation a alors décidé que le changement de lieu de travail s'était opéré dans un secteur géographique différent et qu'il nécessitait, par conséquent, l'accord du salarié (Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-45.647, Société Volailles coeur de France, société anonyme c/ Mme Marie Dominique Gautier, inédit N° Lexbase : A3150AGR). Dans l'affaire du 13 avril 2005, l'employeur demandait au salarié de venir travailler sur le lieu de l'entreprise, situé à plus de 200 km de son domicile. Au regard de la jurisprudence précédemment évoquée, on constate que la Cour de cassation se situe ici dans la droite ligne de ses décisions. Un changement de lieu de travail à plus de 200 km constitue manifestement une modification du contrat que le salarié est en droit de refuser. L'intérêt de l'arrêt du 13 avril aurait pu se limiter à cette précision. Mais, dans sa décision, la Cour de cassation fournit des éléments sur la notion de contractualisation du lieu de travail ; c'est d'ailleurs là que se situe l'apport essentiel de l'arrêt. 2. La contractualisation du lieu de travail Les faits ayant donné lieu à l'arrêt du 13 avril 2005 méritaient l'attention. Dès son embauche, le salarié avait travaillé à son domicile pour effectuer les tâches administratives de sa fonction. Puis, l'employeur avait constaté une insuffisance de résultats, ce qui l'avait conduit à demander au salarié de venir travailler sur le site de l'entreprise. Une exigence qui pouvait sembler mesurée, puisqu'elle se limitait à deux jours par semaine. En outre, relevait la cour d'appel, le salarié, embauché en qualité de directeur commercial, était amené à se déplacer dans le cadre de ses fonctions. Les juges du fond avaient également souligné le fait que ses attributions ne comportaient pas, à son profit, la concession d'un secteur géographique ou d'un secteur de clientèle. Pourtant, la Cour de cassation décide qu'en agissant de la sorte, l'employeur n'était plus dans le cadre de son pouvoir de direction et que le salarié pouvait refuser le changement imposé. Le point central de l'arrêt portait donc sur la contractualisation du lieu de travail. La conception de la Cour de cassation à l'égard de cette question s'est progressivement affinée au fil de ses arrêts. L'analyse de sa jurisprudence montre qu'elle considère aujourd'hui que la mention du lieu de travail dans le contrat n'a qu'une valeur informative. Autrement dit, le changement de lieu de travail ne constitue pas a priori une modification du contrat de travail. Toutefois, ce principe s'applique tant qu'il n'est pas stipulé par une clause claire et précise que le salarié exécutera son travail exclusivement dans un certain lieu (Cass. soc., 21 janvier 2004, n° 02-12.712, Aventis Pharma c/ Syndicat CGT Aventis Pharma, publié N° Lexbase : A8593DAI). Dans le même esprit, le changement de lieu de travail constitue une modification du contrat de travail lorsqu'il est susceptible d'entraîner une diminution de la rémunération (Cass. soc., 10 janvier 2001, n° 98-45.700, Mme de Thore, inédit N° Lexbase : A4334ARX). La Cour de cassation tient aussi compte de la nature de l'emploi occupé et de ce qu'il implique comme déplacements. C'est ainsi que les changement de lieu de travail d'un salarié embauché pour occuper un emploi impliquant par nature une certaine mobilité géographique ne constituent pas une modification de son contrat de travail (Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-41.154, Mme Durand c/ Société Coulet et Fils, publié N° Lexbase : A4790AGI). Dans cette hypothèse, les tribunaux considèrent que le salarié a, d'une certaine façon, accepté par avance l'éventualité d'un changement de lieu de travail. En l'espèce, cet argument avait été retenu par les juges du fond. Ils avaient considéré que "compte tenu de ses fonctions", le salarié était "amené à se déplacer". Mais, la Cour de cassation ne retient pas cet élément. Elle énonce, au contraire, que le salarié "effectuait son travail administratif à son domicile". Autrement dit, elle part de cette constatation pour considérer que la modification intervenue touchait le contrat lui-même. Dans le rappel des faits, l'arrêt précise que le salarié avait travaillé à son domicile, "dès son embauche". Ainsi, l'employeur avait manifesté une volonté non équivoque de dispenser le salarié de venir travailler au siège de l'entreprise pour ses tâches administratives. Cette situation résultait d'un accord entre les parties et avait donc valeur contractuelle. Contrairement à ce que la cour d'appel avait énoncé, le lieu de travail était devenu un élément essentiel et déterminant du contrat. L'arrêt du 13 avril 2005 a le mérite de sortir de la rigidité des règles qui avaient semblé un moment se dégager de la jurisprudence de la Cour de cassation. Certes, deux situations peuvent être opposées : celle où la mention du lieu de travail dans le contrat n'a qu'une valeur informative, et celle où elle a été "contractualisée". Mais, comme le montre l'affaire commentée, le comportement des parties peut également avoir pour effet de contractualiser certains éléments. Cette affaire n'est pas sans rappeler l'arrêt du 28 janvier 2003. Là aussi, le contrat ne comportait aucune mention relative au lieu de travail, mais l'employeur avait manifesté une volonté non équivoque de dispenser le salarié d'effectuer des missions hors de la région parisienne. Par conséquent, les juges avaient estimé que le refus de l'intéressé d'accepter une mission en province n'était pas fautif (Cass. soc., 28 janvier 2003, n° 00-46.813, F-D N° Lexbase : A8385A4C). Ainsi, même en l'absence de stipulation expresse dans le contrat relative au lieu de travail, cet élément peut être contractualisé à partir du moment où l'employeur a accepté de manière non équivoque une situation de fait. Cette position a le mérite d'être conforme aux principes qui régissent les contrats. On sait, en effet, qu'un contrat existe dès la rencontre des consentements, sans qu'il soit nécessaire qu'un écrit ne formalise l'accord intervenu. Un rappel important que la Cour de cassation souligne par le visa de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC). |