[Jurisprudence] Clauses de mobilité : l'obligation conventionnelle de concertation avec le salarié n'est pas une simple formalité

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

L'employeur qui souhaite se réserver la possibilité de muter un salarié au-delà du secteur géographique a tout intérêt à inscrire dans le contrat de travail une clause de mobilité. Cette clause, faiblement encadrée par la loi, est souvent organisée par les conventions collectives qui peuvent prévoir soit les conditions de son insertion dans le contrat, soit la procédure à respecter pour la mettre en oeuvre. Ces dispositions conventionnelles s'articulent parfaitement avec la clause inscrite dans le contrat de travail (1). Pour s'assurer de leur respect effectif, la Cour de cassation précise, dans un arrêt rendu le 13 octobre 2004, que les procédures conventionnelles préalables à la mise en oeuvre de la clause doivent être impérativement respectées si l'employeur prétend muter le salarié ; à défaut, la clause sera paralysée, le salarié pourra refuser la mutation et même prendre acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de l'employeur (2).


Décision

Cass. soc., 13 octobre 2004, n° 02-42.271, Société GAN Vie c/ M. Thierry Moreau, FS-P+B (N° Lexbase : A6058DDQ)

Rejet (CA Amiens, 5e chambre sociale, cabinet A, 29 janvier 2002)

Clause de mobilité ; régime conventionnel ; obligation de concertation préalable à la mise en oeuvre de la clause ; non-respect ; sanction ; licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Texte visé : article 56 ter de la Convention collective nationale de l'inspection d'assurance

Liens base :

Faits

1. M. Moreau, qui avait été embauché le 27 janvier 1992 par la société GAN en qualité d'inspecteur technico-commercial avec une clause contractuelle de mobilité géographique, a donné sa démission le 28 août 1999.

2. Il a saisi la juridiction prud'homale d'une demande tendant au paiement d'indemnités de rupture, soutenant que celle-ci était imputable à l'employeur en raison de la violation de la convention collective de l'inspection d'assurance et de son contrat de travail.

3. La cour d'appel d'Amiens a condamné l'employeur à payer diverses sommes au titre de la rupture considérée comme étant imputable à l'employeur.

Problème juridique

Quelle est la sanction du non-respect par l'employeur des dispositions conventionnelles exigeant, avant la mise en oeuvre d'une clause de mobilité, une concertation préalable avec le salarié ?

Solution

1. Rejet

2. "L'article 56 ter de la Convention collective nationale de l'inspection d'assurance exige une concertation entre l'employeur et le salarié préalablement à la décision relative à la mise en oeuvre de la clause de mobilité ; (...) la cour d'appel, qui a constaté que la décision de l'employeur avait été prise avant que la concertation ait été engagée, a exactement décidé que celui-ci avait violé ces dispositions et que dès lors la rupture du contrat de travail lui était imputable".

Commentaire

1. L'articulation de la clause contractuelle de mobilité et des dispositions conventionnelles applicables

  • Licéité des clauses contractuelles

Le Code du travail ne s'est pas intéressé aux clauses du contrat de travail qui se trouvent, de ce fait, soumises aux règles du droit civil, pour l'essentiel (C. civ., art. 1134 N° Lexbase : L1234ABC) et aux dispositions de l'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI), lorsqu'elles portent atteinte aux libertés du salarié.

C'est à ce double régime que se trouve soumise la clause de mobilité (Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755, M Spileers c/ Société Omni Pac, publié N° Lexbase : A4618AG7, Dr. soc. 1999, p. 287, obs. J.-E. Ray ; RJS 1999, pp. 9497, chron. J. Richard de la Tour ; D. 1999, p. 645, note J.-P. Marguénaud et J. Mouly).

Les parties sont, en principe, libres de déterminer l'objet de cette clause, mais également les conditions de sa mise en oeuvre en prévoyant, par exemple, le respect d'un préavis avant la mise en oeuvre de la clause par l'employeur ou un délai de réflexion pour le salarié (clause prévoyant un délai de 8 jours pour réfléchir : Cass. soc., 18 septembre 2002, n° 99-46.136, FP-P N° Lexbase : A4510AZ3, Dr. soc. 2002, p. 997, obs. R. Vatinet).

  • Mobilité conventionnelle

Les conventions collectives peuvent également prévoir, à la charge des salariés, une obligation de mobilité professionnelle.

Lorsque la convention prévoit cette obligation de manière impérative, le salarié devra en être informé lors de son embauche ; à défaut, l'obligation ne lui sera pas opposable. Si l'obligation conventionnelle apparaît dans la convention collective applicable dans l'entreprise postérieurement à l'embauche, l'obligation ne sera pas non plus opposable au salarié.

Lorsque la convention prévoit la possibilité pour l'employeur d'insérer dans le contrat de travail une obligation de mobilité, une clause signée par le salarié sera nécessaire pour la lui rendre opposable (Cass. soc., 2 avril 1998, n° 95-43.541, Société Safeti c/ M. Fassier, publié N° Lexbase : A2550ACG).

Dans certaines conventions collectives, l'existence d'une obligation de mobilité est laissée à la discrétion des contractants, le texte conventionnel se contentant généralement de fixer certains éléments du régime.

C'était le cas, en l'espèce, de l'article 56 ter de la Convention collective nationale de l'inspection d'assurance. Ce texte dispose, en effet, que "tout changement ou modification de circonscription donne lieu, préalablement à la décision de l'entreprise, à un entretien avec la direction ou son représentant habilité" et précise qu'"au cours de cet entretien, les différents aspects du changement ou de la modification sont examinés : ses objectifs et ses modalités, les conséquences susceptibles d'en résulter pour l'intéressé et notamment les problèmes de rémunération ou de frais professionnels, la recherche de solution aux implications personnelles et familiales, les frais de déménagement, les délais entre l'entretien et la prise de fonction". Le texte ajoute que "si l'intéressé le souhaite, il peut se faire assister pour cet entretien d'un délégué du personnel inspecteur ou d'un délégué syndical. La lettre de convocation à l'entretien doit mentionner cette possibilité". Le texte prévoit, enfin, des compensations salariales : "en cas de changement ou d'aménagement de circonscription, les inspecteurs dont la rémunération comporte des éléments variables, au sens de l'article 32, ont droit - sauf le cas d'insuffisance professionnelle ou de faute - à une garantie transitoire de rémunération. Cette garantie est basée sur la rémunération moyenne réelle et nette de frais professionnels des 12 mois précédant la modification considérée. La durée de cette garantie est déterminée dans chaque cas par l'entreprise".

De telles procédures de concertation ne sont pas exceptionnelles et se retrouvent dans d'autres conventions collectives (convention collective imposant la consultation des délégués du personnel en cas de désaccord sur la mutation et la commission paritaire d'établissement en cas de désaccord persistant).

  • Principes d'articulation de la clause contractuelle et des dispositions conventionnelles

On a pu s'interroger sur l'articulation des dispositions conventionnelles et de la clause de mobilité insérée dans le contrat de travail du salarié, notamment lorsque les dispositions conventionnelles sont plus complètes que la clause contractuelle, ce qui est, en pratique, courant.

La Cour de cassation a eu l'occasion de préciser, s'agissant de la clause de non-concurrence, que le contrat de travail et la convention collective devaient se compléter, dès lors qu'elles n'entrent pas en conflit. Si le contrat de travail ne prévoit pas l'existence d'une contrepartie pécuniaire à l'obligation de concurrence, mais que cette contrepartie est prévue par la convention collective, la clause répond aux exigences posées par la Cour de cassation (Cass. soc., 10 mars 2004, n° 02-40.108, F-P+B N° Lexbase : A4929DB8, Dr. soc. 2004, p. 563, obs. J. Mouly ; La contrepartie pécuniaire de la clause de non-concurrence peut ne pas être stipulée si elle est prévue par la convention collective, Lexbase Hebdo n° 112 du jeudi 18 mars 2004 - édition Lettre juridique N° Lexbase : N0924ABT).

  • Solution retenue

C'est à cette complémentarité du contrat de travail du salarié et du régime conventionnel qu'aboutit cette décision.

En l'espèce, la clause contractuelle ne prévoyait pas de procédure de concertation préalablement à la mise en oeuvre de la clause, mais cette obligation figurait dans la convention collective. La cour d'appel d'Amiens avait, à juste titre, fait une application cumulative de ces dispositions. Le contrat de travail et la convention collective n'entrent, en effet, en conflit que s'ils portent sur le même objet ; s'ils contiennent des éléments différents, le juge devra logiquement en faire une application cumulative. Cette application cumulative est par ailleurs favorisée par une conception stricte des éléments contractuels ; la Cour de cassation exige que les éléments soient explicitement entrés dans le champ contractuel et refuse de considérer que certains éléments seraient par nature contractuels, ce qui aurait pour conséquence de multiplier les hypothèses de conflits (à propos de la rémunération du salarié : Cass. soc., 10 juin 2003, n° 01-40.985, FS-P N° Lexbase : A7225C84, Dr. soc. 2003, p. 887, obs. Ch. Radé).

2. La sanction par l'employeur du non-respect des dispositions conventionnelles

  • L'option dans les sanctions possibles

Lorsque l'employeur ne respecte pas la procédure conventionnelle de concertation, se posera alors la question de la sanction. Deux solutions sont alors possibles.

La première consiste à distinguer les motifs qui conduisent l'employeur à mettre en oeuvre la clause et ses obligations procédurales. Si l'employeur abuse de la clause (Cass. soc., 18 mai 1999, n° 96-44.315, Société Legrand c/ M. Rochin, publié N° Lexbase : A4654AGH, Dr. soc. 1999, p. 734, obs. B. Gauriau), ou la met en oeuvre sans justifier de l'intérêt pour l'entreprise (Cass. soc., 23 janvier 2002, n° 99-44.845, F-D N° Lexbase : A8169AXT, RJS 2002, n° 392 ; Cass. soc., 2 juillet 2002, n° 00-13.111, M. Robert Saucier c/ Société Fiduciaire juridique et fiscale de France (Fidal), publié N° Lexbase : A0669AZS Dr. soc. 2002, p. 998, obs. Ch. Radé), alors le salarié sera en droit de s'opposer à la mutation. Lorsque l'employeur ne respecte pas ses obligations procédurales, mais que la mise en oeuvre de la clause était justifiée, alors le salarié aurait droit à des dommages-intérêts si la violation de la règle procédurale lui a causé un préjudice, sans que cette violation ne lui permette de refuser la mutation. C'était, en substance, l'argument développé par le demandeur dans son pourvoi.

Cette interprétation s'inspire directement des règles présentes dans l'article L. 122-14-3 du Code du travail (N° Lexbase : L5568AC9) qui distingue l'hypothèse du licenciement sans cause réelle et sérieuse de celle d'un licenciement justifié mais prononcé à l'issue d'une procédure irrégulière, et qui donne lieu à une indemnisation spécifique (indemnité ne pouvant excéder un mois de salaire).

Ce n'est pas l'option choisie par la cour d'Amiens, ni par la Cour de cassation, qui ont toutes deux préféré l'autre interprétation.

Cette autre interprétation consiste à sanctionner la violation de la règle de procédure comme une règle de fond et à assimiler la mise en oeuvre irrégulière de la clause à la mise en oeuvre injustifiée.

Dans cette affaire, le demandeur prétendait d'ailleurs que la procédure conventionnelle ne portait pas sur le principe même de la mobilité, qui relevait du pouvoir de direction de l'employeur, mais simplement sur les mesures d'accompagnement.

Ce n'est pas l'avis de la cour d'Amiens et de la Cour de cassation qui, d'ailleurs, ne se prononcent pas directement sur la portée de l'obligation conventionnelle de concertation, pour ne raisonner que sur la sanction. Cette sanction est ici radicale : l'employeur qui ne respecte pas cette procédure ne peut valablement mettre en oeuvre la clause ; le salarié peut donc valablement refuser la mutation et si l'employeur la lui impose de force, il peut alors prendre acte de la rupture du contrat de travail, puisque l'employeur lui a alors imposé une modification unilatérale de son lieu de travail, et réclamer en justice des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

  • La confirmation de la procéduralisation du droit du travail

L'assimilation qui est faite ici entre la violation d'une règle de procédure (exigence de concertation) et d'une règle de fond (exigence de motivation) n'est pas nouvelle.

La Cour de cassation avait déjà procédé de la sorte pour sanctionner le défaut de motivation de la lettre de licenciement (Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 88-44.308, M. Rogie c/ Société Sermaize Distribution, publié N° Lexbase : A9329AAR, D. 1991, p. 99, note J. Savatier).

Elle a appliqué cette assimilation non seulement au non-respect de formalités légales mais également à la violation par l'employeur de formalités conventionnelles, telle la consultation d'une commission paritaire préalablement au prononcé d'une sanction disciplinaire (Cass. soc., 28 mars 2000, n° 97-43.411, Société nouvelle Air Toulouse international c/ M. Texier et autre, publié N° Lexbase : A6374AG8 ; Cass. soc., 11 juillet 2000, n° 97-45.781, M. Demarcke c/ Société Allianz Via assurances, publié N° Lexbase : A3560AUE, Dr . soc. 2000, p. 1027, obs. Ch. Radé).

Les employeurs trouveront sans doute la sanction excessive.

Elle nous paraît pourtant justifiée. Cette sévérité a pour but de contraindre l'employeur au respect des clauses figurant dans la convention collective normalement applicable dans l'entreprise. Considérer que la violation de la procédure conventionnelle n'a pas d'incidence sur la validité de la mise en oeuvre de la clause de mobilité, et ne peut donc donner lieu qu'à des dommages-intérêts si le salarié en a subi un préjudice, constituerait une sanction bien faible qui ne permettrait pas d'assurer le respect effectif de la convention collective.

L'employeur qui omet de respecter cette procédure peut toujours suspendre la procédure de mutation et la reprendre à son commencement, à l'instar de la reprise de la consultation du comité d'entreprise dans le cadre de la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi. Il pourra, ainsi, échapper à la sanction pécuniaire qu'il redoute tant.