[Jurisprudence] La mise en oeuvre d'une clause de mobilité ne doit pas être abusive
par Sonia Koleck-Desautel, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
L'arrêt rendu le 18 septembre dernier par la Chambre sociale de la Cour de cassation est intéressant à deux titres (
N° Lexbase : A4510AZ3). D'une part, parce que la Cour confirme pour la première fois à notre connaissance le revirement de jurisprudence qu'elle a opéré il y a plus de deux mois s'agissant de la validité de la clause de non-concurrence (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135
N° Lexbase : A1225AZE ; n° 00-45.387
N° Lexbase : A1227AZH ; n° 99-43.334
N° Lexbase : A0769AZI). Elle réaffirme en effet que pour être valable, une clause de non-concurrence doit être "
indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, limitée dans le temps et dans l'espace", tenir compte "
des spécificités de l'emploi du salarié", et "
comporter l'obligation pour l'employeur de verser au salarié une contrepartie financière, ces conditions étant cumulatives". D'autre part, parce qu'elle rappelle qu'une clause de mobilité doit être mise en oeuvre dans l'intérêt de l'entreprise et doit respecter un délai de prévenance suffisant lors de cette mise en oeuvre.
La question de la validité de la clause de non-concurrence ayant été traitée récemment (cf. Hebdo édition sociale n° 33 du jeudi 25 juillet 2002
N° Lexbase : N3576AAP), c'est le second point examiné par la Cour qui retiendra toute notre attention.
Dans cette affaire, le contrat de travail d'une salariée comporte une clause par laquelle la salariée s'engage à "
accepter au plus tard dans les huit jours suivant la notification écrite un changement du lieu de travail dans un autre établissement du groupe en métropole suivant les besoins d'une bonne organisation de l'entreprise ". En application de cette clause, l'employeur notifie à la salariée (qui travaillait jusqu'alors à Paris), par lettre du 22 janvier reçue le 24 janvier, sa mutation au Mans, en lui demandant de marquer son acceptation avant le 29 janvier, sa mutation étant envisagée le 1er février. La salariée ayant refusé cette mutation, elle est licenciée en raison de ce refus. Elle saisit alors la juridiction prud'homale d'une demande tendant, notamment, au paiement d'une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La cour d'appel de Paris, saisie de l'affaire, fait droit à la demande de la salariée. Elle estime en premier lieu que l'employeur a agi avec précipitation en notifiant sa mutation à la salariée sans la faire bénéficier ni du délai contractuel de réflexion de huit jours, ni d'un délai de prévenance suffisant pour rejoindre son nouveau lieu de travail. En second lieu, elle constate que la société cherchait à se séparer de la salariée et que la nécessité de sa mutation dans l'intérêt de l'entreprise, motif pris d'une vacance de poste non justifiée, n'était pas établie. Le licenciement consécutif au refus de sa mutation par la salariée était par conséquent dépourvu de cause réelle et sérieuse.
La société forme alors un pourvoi devant la Cour de cassation. Elle fait notamment valoir que le délai de huit jours, tel qu'il ressort de la clause, a été respecté, la salariée ayant été informée, par lettre du 22 janvier, de son affectation au 1er février, et que cette décision avait bien été prise en fonction des besoins de l'entreprise.
La Cour de cassation ne l'entend pas ainsi et rejette le pourvoi, estimant que la cour d'appel, qui n'a pas dénaturé la clause contractuelle relative au changement de lieu de travail, a légalement justifié sa décision.
Au-delà des conditions de validité de la clause de mobilité, la Cour de cassation exige que l'employeur n'abuse pas du droit que le contrat de travail lui confère. Ainsi, la clause ne doit pas être mise en oeuvre dans des conditions abusives et ne doit pas révéler un détournement de pouvoir de la part de l'employeur, ce qui signifie d'une part que l'employeur doit respecter un certain délai de prévenance (en sachant que le délai de prévenance et le délai de réflexion ne doivent pas être confondus, comme l'avait fait l'employeur dans l'affaire commentée), d'autre part que la clause "
ne peut être mise en oeuvre que dans l'intérêt de l'entreprise" et que l'employeur doit "
justifier cette mutation par un motif objectif" (Cass. soc., 23 janvier 2002, n° 99-44.845
N° Lexbase : A8169AXT).
Ainsi, à titre d'exemple, les juges du fond ont estimé abusive car précipitée la mise en oeuvre d'une clause de mobilité lorsque l'employeur avait imposé à un salarié depuis 45 mois dans le même poste de gagner sa nouvelle affectation dans les 24 heures (Cass. soc., 16 février 1987, n ° 84-43.047
N° Lexbase : A6263AA9 ; cf. également Cass. soc., 29 mai 1991, n° 88-40 .329
N° Lexbase : A6783AHP ; Cass. soc., 3 juin 1997, n° 94-43.476
N° Lexbase : A6905AH9).
Le délai de prévenance doit être raisonnable ; il dépendra de la distance géographique entre les deux lieux de travail et des contraintes que ce changement de lieu engendre pour le salarié.
De la même façon, a été jugé abusive l'application de la clause de mobilité :
- lorsque l'employeur imposait au salarié un déplacement immédiat dans un poste qui pouvait être pourvu par d'autres salariés et alors que la situation familiale de l'intéressé était critique (Cass. soc., 18 mai 1999, n ° 96-44.315
N° Lexbase : A4654AGH) ;
- lorsque l'employeur a fait jouer la clause de mobilité avec une légèreté blâmable eu égard aux charges de famille de l'intéressé qui devait s'occuper de son enfant, handicapé moteur, aux heures de déjeuner et alors qu'un poste lui convenant était libre (Cass. soc., 6 février 2001, n° 98-44.190
N° Lexbase : A3619ARH) ;
- lorsque le salarié se trouvait dans l'impossibilité, en l'absence de transport en commun, de se rendre à l'heure prévue sur le nouveau lieu de travail qui lui était imposé, et à défaut pour l'employeur de lui assurer les moyens de se rendre sur son lieu de travail (Cass. soc., 10 janvier 2001, n° 98-46.226
N° Lexbase : A2030AIZ).
L'abus de droit peut ainsi se trouver dans les modalités de mise en jeu de la clause (délai de prévenance trop court ou non respecté), dans les motivations de l'employeur (la décision de muter le salarié n'est pas dictée par l'intérêt de l'entreprise), ou encore dans les conséquences préjudiciables de son application sur la situation personnelle du salarié.
Lorsque l'employeur abuse de son droit de mettre en oeuvre la clause de mobilité, le refus du salarié ne peut être considéré comme fautif, et le licenciement qui s'en suit sera nécessairement sans cause réelle et sérieuse.
La théorie de l'abus de droit revêt ici toute son importance lorsque l'on sait qu'en l'absence de tout abus de droit ou de détournement de pouvoir de la part de l'employeur, la mise en oeuvre par ce dernier d'une clause contractuelle de mobilité relève de l'exercice de son pouvoir de direction et que, ne constituant pas une modification du contrat de travail, le salarié ne peut pas la refuser, son refus étant dans ce cas fautif et justifiant son licenciement (Cass. soc., 29 janvier 2002, RJS 4/2002, n° 392, 1ère espèce
N° Lexbase : A8595AXM).