[A la une] Abandon de poste : comment réagir ?

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




On sait depuis longtemps que l'employeur, confronté à une absence injustifiée d'un salarié, ne peut pas se contenter de prendre acte de la rupture du contrat de travail et doit engager la procédure de licenciement disciplinaire. L'abandon de poste constituera d'ailleurs, à défaut d'explication valable fournie par le salarié, une cause réelle et sérieuse de licenciement (Cass. soc., 10 janvier 1980, n° 78-40.614, Société quillanaise de confection c/ Dame Latour, publié N° Lexbase : A3453AGY). Mais qu'en est-il lorsque, en dépit d'une mise en demeure, le salarié refuse de reprendre son poste et de démissionner ? Un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 13 janvier 2004 livre une solution en apparence surprenante, mais en réalité bienvenue. Si l'employeur qui tarde à réagir ne pourra plus invoquer contre le salarié une faute grave (1), il pourra toutefois lui reprocher une faute sérieuse (2).

1. L'employeur attentiste perd le droit d'invoquer une faute grave

Dans cette affaire, un salarié, qui occupait les fonctions d'aide de cuisine dans un restaurant, avait subitement quitté son emploi sans donner d'explications. Quatre jours plus tard, l'employeur lui avait écrit pour le mettre en demeure de réintégrer son poste. Le salarié lui avait répondu qu'il n'entendait pas démissionner. L'employeur avait alors attendu quatre mois pour prononcer un licenciement pour faute grave. Le salarié avait saisi la juridiction prud'homale pour obtenir, notamment, la résiliation de son contrat de travail aux torts de l'employeur.

On sait désormais que, si la Cour de cassation a fermé la voie de la résolution judiciaire à l'employeur en dehors des hypothèses où la loi l'a laissée ouverte, le salarié conserve cette faculté (La résolution judiciaire du contrat de travail peut-elle être prononcée à la demande du salarié et aux torts de l'employeur ?, Lexbase Hebdo n° 56 du jeudi 30 janvier 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5702AAG ; réf. : Cass. soc., 15 janvier 2003, n° 00-44.799, Société Groupe Monin c/ M. Henri Dubois, inédit N° Lexbase : A6864A4Y).

L'employeur s'était montré ici fort imprudent.

L'article L. 122-44 du Code du travail (N° Lexbase : L5582ACQ) lui impose, en effet, d'engager des poursuites disciplinaires dans les deux mois qui suivent la connaissance des faits. Par ailleurs, lorsque l'employeur invoque l'existence d'une faute grave, c'est-à-dire d'une faute qui "résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputable au salarié, qui constitue une violation des obligations découlant du contrat de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise pendant la durée du préavis" (Cass. soc., 26 février 1991, n° 88-44.908, M. Vaz c/ Compagnie d'armatures préfabriquées industrielles, publié N° Lexbase : A9347AAG), il a tout intérêt à ne pas tarder. En effet, le juge pourrait bien considérer, dans le cas d'une longue attente, même dans le délai légal de deux mois, que l'employeur pouvait tolérer la présence du salarié dans l'entreprise et, donc, que la faute grave n'était pas établie (Cass. soc., 21 novembre 2000, n° 98-45.609, M Bureau c/ Association syndic des institutions de retraite et de prévoyance du Groupe Mornay Europe, publié N° Lexbase : A9461AHU).

Les juges du fond n'avaient pas contesté que l'abandon de poste constituait une faute grave (Cass. soc., 27 mai 1998, n° 95-44.218, Mme Odile Gilli c/ Société Clinique Saint-Augustin, société anonyme, inédit N° Lexbase : A0080AUI ; Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-41.154, Mme Durand c/ Société Coulet et Fils, publié N° Lexbase : A4790AGI ; Cass. soc., 29 janvier 2003, n° 01-41.006, M. Othmane Mahfoudh c/ Société Omniprix Mobilier, inédit N° Lexbase : A8227A4H).

Ils avaient simplement constaté que le licenciement était intervenu plus de deux mois après les faits et que l'article L. 122-44 du Code du travail (N° Lexbase : L5582ACQ) avait été violé. Les magistrats de la cour d'appel de Colmar avaient alors considéré que le licenciement ne reposait pas sur une cause réelle et sérieuse et, ainsi, avaient stigmatisé "l'attentisme de l'employeur (...) totalement injustifié et contraire aux motifs même de la lettre de licenciement qui évoque une faute grave alors qu'une telle faute implique une réaction rapide puisque, par définition, elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise pendant la durée du préavis".

Pourtant, cet arrêt est cassé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, au motif que "le fait d'absence injustifiée du salarié se perpétue malgré une mise en demeure, la circonstance que l'employeur ait attendu plus de deux mois pour mettre en oeuvre cette procédure n'a pas pour effet de rendre le licenciement sans cause réelle et sérieuse", et "qu'il appartenait dès lors à la cour d'appel de rechercher si l'abandon de poste et l'absentéisme persistant reprochés au salarié étaient fautifs".

En d'autres termes, la Cour de cassation admet que l'employeur ne pouvait plus invoquer de faute grave contre le salarié, compte tenu du temps qui s'était écoulé entre l'absence du salarié et son licenciement, mais lui permet toutefois d'invoquer, le cas échéant, une faute sérieuse.

2. L'employeur attentiste conserve le droit d'invoquer une faute sérieuse

En reconnaissant que l'employeur ne pouvait plus invoquer de faute grave, la Cour de cassation fait ici une application classique de sa jurisprudence. Dans la mesure où la faute grave se définit, en partie, par la nécessité dans laquelle l'employeur se trouve de licencier le salarié sans attendre l'expiration du délai de préavis, il paraît logique de considérer qu'un délai trop long entre le constat des faits et la sanction constitue, en quelque sorte, l'aveu que la faute n'était pas si grave.

Mais dès lors que la faute grave, invoquée par l'employeur au soutien du licenciement, ne peut plus être retenue, on pouvait s'attendre à ce que le licenciement soit considéré comme ne reposant pas sur une cause réelle et sérieuse, et ce pour au moins deux raisons. La première tient à la lettre de licenciement elle-même. Si les faits retenus ne peuvent justifier le licenciement dans les conditions dans lesquelles l'employeur l'envisageait, alors il paraît logique de les considérer comme non pertinents et, par conséquent, d'en conclure que le licenciement ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse. La seconde raison tient à la procédure du licenciement disciplinaire. L'employeur qui attend quatre mois pour sanctionner un abandon de poste semble, en effet, se trouver en dehors du délai de deux mois exigé pour engager contre le salarié des poursuites disciplinaires (C. trav., art. L. 122-44, préc.). Pourquoi, dans ces conditions, avoir considéré que les juges du fond, qui avaient valablement écarté la qualification de faute grave, auraient dû rechercher "si l'abandon de poste et l'absentéisme persistant reprochés au salarié étaient fautifs" ?

La raison est simple et ressort de l'usage du qualificatif  "persistant" utilisé pour caractériser "l'absentéisme" du salarié. La Cour de cassation analyse en effet l'abandon de poste et l'absentéisme du salarié non pas comme des fautes instantanées, pour reprendre une terminologie criminelle, mais plutôt comme des fautes d'"habitude". La faute consiste alors non pas seulement dans le fait de n'avoir pas repris le travail le jour suivant le congé de fin de semaine, mais bien d'avoir été, de manière continue, absent de l'entreprise. Tant que dure l'absence injustifiée du salarié, ce dernier se trouve donc, chaque jour, en situation d'abandon de poste. Dans ces conditions, le point de départ de la prescription de deux mois se trouve repoussé et l'employeur conserve indéfiniment le droit d'engager contre lui des poursuites disciplinaires. Il perd seulement le droit d'invoquer une faute grave et, à plus forte raison lourde, et lui devra donc l'indemnité de licenciement.

En revanche, et dans la mesure où le salarié n'est pas en mesure d'effectuer son préavis, compte tenu de son absentéisme durable, il nous semble que l'indemnité de préavis ne sera pas due.

La solution apparaît donc parfaitement fondée en droit. Reste à tirer la morale de cette histoire.

On remarquera tout d'abord que l'arrêt invite à distinguer désormais, parmi l'ensemble des comportements qui entrent dans la qualification disciplinaire, les fautes qui se réalisent instantanément de celles qui continuent à se réaliser dans le temps. Si les injures, coups et autres manquements aux règles de civilité s'accomplissent de manière immédiate, de nombreux comportements peuvent désormais être assimilés à l'absentéisme durable du salarié, comme le fait d'avoir emporté de l'entreprise des documents interdits (assimilation au régime de l'enlèvement, en droit pénal), ou le fait de faire une concurrence déloyale à l'employeur sans avoir démissionné.

On remarquera enfin qu'en dépit du caractère favorable de cette jurisprudence, les employeurs ont tout intérêt à ne pas tarder à invoquer l'existence d'une faute grave. Certes, la voie disciplinaire demeure ouverte, mais ils devront payer au salarié une indemnité de licenciement, alors qu'objectivement le salarié ne la mérite pas, simplement parce qu'il a tardé à réagir. L'employeur ne doit donc pas hésiter à frapper fort, et rapidement !