[Jurisprudence] Le rôle des clauses du contrat de travail relatives au lieu de travail

par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le contrat de travail peut comporter différents types de clauses relatives au lieu de travail du salarié, parmi lesquelles la clause de mobilité, la clause informative sur le lieu de travail ou, encore, la clause claire et précise fixant le lieu d'exécution de la prestation. A l'inverse, le contrat peut rester silencieux quant au lieu d'exécution de la prestation. En fonction de ces différentes situations, la jurisprudence a, peu à peu, construit un régime de la modification du lieu de travail. Ce travail de construction n'est pas encore tout à fait abouti, comme l'illustrent parfaitement ces deux décisions du 3 mai 2006 rendues par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Ces rédactions contractuelles différentes ont, naturellement, des conséquences modulables (1) qui, si elles peuvent paraître contradictoires, répondent, en réalité, à une logique commune (2).



Résumés

1. Solution inédite (arrêt n° 1094) : en l'absence de clause contractuelle relative au lieu de travail, la mutation consistant en une affectation dans la "couronne urbaine" du chef-lieu de département, c'est-à-dire dans le même secteur géographique, constitue un changement dans les conditions de travail, lequel ne peut donc être refusé.

2. Solution inédite (arrêt n° 1095) : lorsque la mutation proposée dans le cadre d'une clause de mobilité a pour effet de conférer à une partie de la rémunération un caractère provisoire, dont le maintien est laissé à la discrétion de l'employeur, le refus par le salarié de cette proposition n'est pas fautif.

Décisions

1. Cass. soc., 3 mai 2006, n° 04-41.880, Mme Roselyne Lasseur c/ Société Géodis BM, F-P+B (N° Lexbase : A2518DPX) (arrêt n° 1094)

Rejet (CA Angers, ch. soc., 3 février 2004)

Textes concernés : néant

Mots-clefs : modification du lieu de travail ; secteur géographique ; changement des conditions de travail.

Lien bases :

2. Cass. soc., 3 mai 2006, n° 04-46.141, Société Mutuelle du Mans assurance Iard c/ M. Alexandre Rigaud, F-P+B (N° Lexbase : A2537DPN) (arrêt n° 1095)

Rejet (CA Colmar, ch. soc., sect. B, 8 juin 2004).

Textes concernés : néant

Mots-clefs : clause de mobilité ; modification du mode de rémunération ; refus non fautif du salarié.

Liens bases : ; .

Faits

1. Arrêt n° 1094 : employée depuis 1972 par la société Géodis, Mme Lasseur est mutée, le 12 mars 1999, de Saint-Pierre-des-Corps à Angers (soit une distance d'environ 130 km). Les 22 décembre 2000 et 13 février 2001, lui sont proposées deux nouvelles mutations d'Angers à Avrillé (environ 15 km) en raison de la fermeture de l'établissement d'Angers, propositions qu'elle refuse. Elle est licenciée le 20 mars 2001 et saisit la juridiction prud'homale. La cour d'appel d'Angers la déboute de ses demandes d'indemnisation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

2. Arrêt n° 1095 : chargé d'agence Mutuelle du Mans assurance, M. Rigaud est muté, à plusieurs reprises, dans le Nord Est de la France. Il refuse la dernière affectation qui lui est proposée malgré l'existence, dans son contrat de travail, d'une clause de mobilité. Son employeur le licencie pour faute grave du fait de ce refus. La cour d'appel de Colmar décide que le licenciement s'avère être sans cause réelle et sérieuse et condamne l'employeur au versement de diverses indemnités.

Solution

1. Arrêt n° 1094 : la cour d'appel, après avoir retenu que le contrat de travail de l'intéressée ne comportait aucune clause relative au lieu de travail et constaté que l'affectation qui lui avait été proposée se trouvait dans la "couronne urbaine" du chef-lieu de département où elle était affectée, c'est-à-dire dans le même secteur géographique, a estimé que la mutation ne constituait qu'une modification des conditions de travail qui ne pouvait être refusée ; qu'elle a pu en déduire, sans encourir les griefs du moyen, que le licenciement de la salariée avait une cause réelle et sérieuse.

2. Arrêt n° 1095 : la cour d'appel, qui a constaté que la proposition de mutation qui avait été faite au salarié avait pour effet de conférer à une partie de la rémunération qu'il percevait un caractère provisoire dont le maintien était laissé à la discrétion de l'employeur, a pu en déduire, nonobstant la clause de mobilité figurant dans son contrat de travail, que le refus opposé par l'intéressé à sa mutation n'était pas fautif, en sorte que son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Commentaire

1. Le régime modulable de la modification du lieu de travail

  • Les différentes hypothèses envisageables

En fonction de la rédaction du contrat de travail, différentes possibilités vont être ouvertes à l'employeur qui souhaiterait obtenir la mutation d'un de ses salariés.

Le contrat peut, tout d'abord, comporter une clause de mobilité. Dans cette hypothèse, le salarié ayant accepté une éventuelle mutation, l'employeur pourra modifier unilatéralement le lieu de travail du salarié, à condition, toutefois, que cette modification ne soit pas abusive (v. Cass. soc., 23 février 2005, n° 03-42.018, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8789DGM ; Cass. soc., 23 février 2005, n° 04-45.463, F-P+B+R+I N° Lexbase : A8816DGM, lire les obs. de Ch. Radé, La bonne foi de l'employeur et la mise en oeuvre de la clause de mobilité, Lexbase Hebdo n° 158 du 10 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : N4888ABN) et qu'elle ne s'accompagne pas d'une obligation, pour le salarié, de changer de résidence (Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755, M. Spileers c/ Société Omni Pac N° Lexbase : A4618AG7, Dr. soc. 1999, p. 287, obs. J.-E. Ray ; adde Ch. Radé, La distinction de la mobilité géographique et de ses incidences familiales, Lexbase Hebdo n° 211 du 20 avril 2006 - édition sociale N° Lexbase : N7132AKD).

Dans ces conditions, le refus du salarié d'accepter ce qui est devenu, de par l'effet de la clause, un simple changement dans les conditions de travail (v. Cass. soc., 28 octobre 1998, n° 96-43.855, Société ECM, société à responsabilité limitée c/ M. Serge Tankoua-Jantou, inédit N° Lexbase : A6931AH8) est, le plus souvent, constitutif d'une faute grave justifiant un licenciement (v., par ex., Cass. soc., 7 décembre 1999, n° 97-43.033, M. José Dias c/ Société Provencia, société anonyme, inédit N° Lexbase : A6961AHB).

Le contrat peut, ensuite, comporter une simple mention du lieu de travail du salarié. Il existe, alors, depuis les arrêts du 3 juin 2003 (Cass. soc., 3 juin 2003, n° 01-43.573, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A6994CKA ; Cass. soc., 3 juin 2003, n° 01-40.376, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A6993CK9 et les obs. de S. Koleck-Desautel, La simple indication du lieu de travail dans le contrat n'a qu'une valeur d'information, Lexbase Hebdo n° 76 du 19 juin 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7795AAX), une distinction à faire en fonction des caractéristiques de la clause.

Si celle-ci fixe de façon claire et précise le lieu où doit s'exécuter la prestation de travail, le lieu de travail est considéré comme ayant été contractualisé (v. Ch. Alour, La notion de contractualisation du lieu de travail, Lexbase Hebdo n° 165 du 28 avril 2005 - édition sociale N° Lexbase : N3665AIL) et sa modification aura la nature d'une modification du contrat de travail nécessitant l'acceptation du salarié. Si, au contraire, la clause ne comporte pas ces qualités de précision et de clarté, elle ne sera, alors, considérée que comme une clause informative. Dans ce cas, il faudra apprécier, de façon traditionnelle, si le changement de lieu intervient ou non dans le même secteur géographique, ce qui permettra de distinguer entre application du régime de la modification du contrat de travail ou du changement dans les conditions de travail.

Le régime applicable à l'existence d'une clause informative sur le lieu de travail est similaire à celui qui doit, enfin, s'appliquer lorsqu'il n'existe aucune mention relative au lieu de travail dans le contrat de travail. Il faudra, alors, faire application du même critère du secteur géographique pour déterminer si l'accord du salarié est ou non nécessaire pour modifier son lieu de travail.

Les arrêts commentés statuaient sur des faits relatifs à la première et à la dernière des différentes hypothèses envisagées.

  • La mise en oeuvre des clauses en l'espèce

Dans la première de ces deux affaires, la salariée avait déjà vu, une première fois, son lieu de travail modifié 18 mois auparavant. Mais, comme le relève la Cour de cassation, son contrat ne comportait aucune mention particulière relative à son lieu de travail, ni clause informative, ni clause claire et précise, et encore moins de clause de mobilité.

La Chambre sociale fait donc une application tout à fait classique du critère du secteur géographique. Elle apporte, au passage, une précision sur ce que l'on peut entendre par cette notion puisque, en l'espèce, il s'agit d'une mutation dans la "couronne urbaine" d'une même agglomération. Les juges avaient déjà eu l'occasion de donner quelques exemples de ce qu'il fallait entendre par "même secteur géographique", en considérant, par exemple, qu'une mutation à l'intérieur de la région parisienne (Cass. soc., 20 octobre 1998, n° 96-40.757, Mlle Boghossian c/ Société Jelt CM, publié N° Lexbase : A3412ABY) ou une mutation à moins de 20 kilomètres du lieu de travail d'origine (Cass. soc., 21 mars 2000, n° 98-44.005, M. Bergeron c/ M. Vert, publié N° Lexbase : A4971AG9) ne constituaient pas des modifications du contrat de travail.

Elle s'appuie sur l'absence de clause relative au lieu de travail dans le contrat de travail pour refuser de comparer le lieu de travail initial (avant la première mutation) et le lieu de travail refusé par la salariée. Il ne faut donc comparer que le dernier lieu d'exécution de la prestation avec le nouveau lieu projeté par l'employeur, pour apprécier le critère du secteur géographique.

Au contraire, dans le second arrêt, avait été rédigée une clause de mobilité dans le contrat de travail du salarié, si bien que le refus de la mutation de celui-ci aurait dû amener le juge à valider le licenciement prononcé par l'employeur. Ce raisonnement ne pouvait, pourtant, pas s'appliquer en l'espèce puisque la modification du lieu de travail avait un effet secondaire, permettant de qualifier ce changement de modification du contrat de travail.

En effet, si comme nous l'avons vu, la mise en oeuvre d'une clause de mobilité constitue un simple changement dans les conditions de travail, tel n'est plus le cas si cette modification du lieu de travail emporte des changements relatifs à la rémunération du salarié. La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de considérer que le refus d'exécution d'une clause de mobilité entraînant une modification du salaire n'était pas fautif (Cass. soc., 25 février 2004, n° 01-47.104, F-D N° Lexbase : A3820DB4). La Chambre sociale précise donc, dans l'espèce commentée, qu'il en va de même lorsque, sans avoir pour effet direct de modifier le salaire du salarié, la mise en oeuvre de la clause de mobilité a pour effet de conférer à une partie de la rémunération un caractère provisoire dont le maintien est laissé au bon vouloir de l'employeur.

Ces deux décisions, quoique d'apparence contradictoire quant à l'importance donnée au contrat de travail en tant qu'instrumentum, recèlent, pourtant, une logique identique et raisonnable.

2. Le régime concordant de la modification du lieu de travail

  • Une contradiction apparente

La première impression que donne le rapprochement de ces deux décisions rendues par la Cour de cassation est celle d'un traitement différent des clauses du contrat de travail, certaines étant appliquées avec plus de vigueur que d'autres.

En effet, dans le premier arrêt, la Chambre sociale insiste sur l'absence de clause relative au lieu de travail dans le contrat. Cette précision a, tout d'abord, pour objet d'écarter l'application du régime de la clause fixant de façon claire et précise le lieu de travail. Il est, en effet, inutile de s'interroger sur le caractère informatif ou non de la clause dans le silence du contrat. Mais, cette précision a également pour intérêt d'évincer toute comparaison avec le premier lieu de travail de la salariée, avant sa première mutation, situé à plus de 100 kilomètres du nouveau lieu de travail proposé. La Cour de cassation donne donc une portée maximale au silence de l'instrumentum.

Au contraire, dans le second arrêt, la Chambre sociale annihile les effets d'une clause de mobilité consentie par les parties dans le contrat de travail. S'il arrive que l'application d'une telle clause soit écartée, cela ne se produit que rarement puisque la modification du lieu de travail n'est, alors, que le résultat de l'autonomie de la volonté des parties au contrat. Cela est d'autant plus vrai que les clauses de mobilité sont, le plus souvent, présentes dans les contrats de travail de personnels connaissant le moins de difficultés à négocier le contenu de leur contrat, à savoir les cadres (v. Ch. d'Artigue, Mobilité des cadres : la Cour de cassation affine sa position, Lexbase Hebdo n° 56 du 30 janvier 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5653AAM). Pourtant, en l'espèce, la Cour décide que le refus par le salarié de cette mise en oeuvre d'une clause de mobilité ne pouvait constituer une faute grave, mettant donc à néant la force obligatoire de la clause ainsi contractée.

  • Une logique identique

En réalité, c'est la même logique qui a guidé la Cour de cassation à travers ces deux décisions. En effet, elle donne, dans l'une comme dans l'autre de ces décisions, pleine force aux engagements contractuels des parties.

Si les juges estiment que la salariée a refusé un changement dans ses conditions de travail, ce qui justifie que son licenciement soit valable, c'est parce qu'elle donne plein effet à la première mutation opérée un an et demi plus tôt. En effet, on sait que la première mutation avait déplacé le lieu de travail de la salariée de plus de 100 kilomètres, ce qui la faisait incontestablement sortir de son secteur géographique (v. une décision en ce sens pour un déplacement de 58 kilomètres, Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-45.647, Société Volailles coeur de France, société anonyme c/ Mme Marie Dominique Gautier, inédit N° Lexbase : A3150AGR). Il ne pouvait donc pas s'agir d'un simple changement dans les conditions de travail, mais bel et bien d'une modification du contrat de travail, impliquant le consentement de la salariée. Si bien que, même dans le silence du contrat de travail quant au lieu de travail de la salariée, le negocium, le contenu même du contrat avait été modifié. La nouvelle proposition de mutation faite par l'employeur correspondait, alors, à un simple déplacement dans le même secteur géographique.

Le raisonnement opéré est le même en ce qui concerne l'éviction de la clause de mobilité. En effet, la mise en oeuvre de la clause avait pour effet indirect de modifier la structure de la rémunération puisqu'une partie d'entre elle devenait provisoire, son maintien étant suspendu au bon vouloir de l'employeur. Ce n'était donc pas la clause de mobilité en elle-même qui posait problème, mais les conséquences qu'elle avait sur la rémunération, laquelle était un élément contractuel. En effet, il n 'est pas possible pour l'employeur de modifier unilatéralement la rémunération, dans ses différents éléments, sans l'accord du salarié (v. l'étude de G. Auzero, Impossibilité de modifier unilatéralement le mode de rémunération convenu par les parties et conséquence sur la rupture du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 138 du 14 octobre 2004 - édition sociale N° Lexbase : N3077ABL). C'est donc cette modification unilatérale de la structure de la rémunération qui, par ricochet, affecte l'effectivité de la clause de mobilité. Les juges donnent ainsi pleine vigueur au contenu contractuel.

Outre que la logique du contenu contractuel paraît respectée, il en est fait, en outre, une application qui nous semble raisonnable.

  • Des solutions raisonnables

Ces deux arrêts peuvent être considérés comme raisonnables en ce qu'ils permettent, en filigrane, de consacrer une certaine idée de la bonne foi contractuelle.

Il est évident que la salariée déplacée de plus de 100 kilomètres ne perd plus grand-chose à voir à nouveau son lieu de travail déplacé d'une quinzaine de kilomètres, ce d'autant que la décision était motivée par la fermeture de l'établissement où s'exécutait sa prestation de travail. A travers la contestation de cette seconde mutation, c'est la première mutation que la salariée contestait, ce qui est difficilement défendable puisqu'elle l'avait, selon toute probabilité, acceptée.

A l'opposé, les juges saisissent l'occasion, par ces arrêts, de signifier aux employeurs qu'ils ne peuvent, pas plus que les salariés, abuser de leur parole contractuelle pour obtenir des avantages non concédés par leurs cocontractants. L'utilisation d'une clause de mobilité par l'employeur est licite parce qu'il ne s'agit pas d'une clause de variation purement potestative (pour des précisions sur cette distinction, v. Ch. Radé, Les clauses de variation sur la sellette, Lexbase Hebdo n° 126 du 24 juin 2004 - édition sociale N° Lexbase : N2074ABG). Au contraire, une clause permettant à l'employeur de donner à une partie de la rémunération un caractère provisoire et, de façon discrétionnaire, de supprimer à tout moment cette rémunération devient une clause de variation purement potestative prohibée par la Cour de cassation.

On peut donc considérer que ces solutions vont dans le sens d'une exécution du contrat de travail emprunte de bonne foi, conforme à l'esprit du législateur puisque, rappelons-le, ce dernier a réitéré de façon presque redondante à l'article L. 120-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0571AZ8) cette exigence de bonne foi contractuelle.