[Jurisprudence] Précisions quant à la notion de chef d'entreprise

par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Si l'arrêt rendu le 29 juin 2005 par la Cour de cassation présente un intérêt certain, celui-ci ne réside pas véritablement dans le motif de principe retenu par la Chambre sociale. En effet, la règle selon laquelle "le salarié titulaire d'une délégation particulière d'autorité établie par écrit permettant de l'assimiler au chef d'entreprise ne peut être désigné délégué syndical ou représentant syndical au comité d'entreprise" est aujourd'hui solidement ancrée dans notre droit positif. L'intérêt de la décision commentée a, en réalité, trait aux précisions que vient apporter la Cour de cassation relativement à la notion de chef d'entreprise, qui conditionne précisément la mise en oeuvre de la règle précitée.




Décision

Cass. soc., 29 juin 2005, n° 04-60.093, Office public d'aménagement et de construction du Pas-de-Calais (Opac 62), dénommé Pas-de-Calais habitat c/ M. Philippe Delfosse, FS-P+B (N° Lexbase : A8662DIN)

Cassation sans renvoi (TI Arras, contentieux des élections professionnelles, 13 février 2004)

Textes visés : C. trav., art. L. 412-11 (N° Lexbase : L6331ACH) ; C. trav., art. L. 412-14 (N° Lexbase : L6334ACL) ; C. trav., art. L. 433-1 (N° Lexbase : L9604GQR)

Mots clefs : délégué syndical ; désignation ; conditions ; délégation particulière d'autorité établie par écrit ; assimilation au chef d'entreprise ; notion.

Lien bases :

Résumé

Le salarié titulaire d'une délégation particulière d'autorité établie par écrit permettant de l'assimiler au chef d'entreprise ne peut être désigné délégué syndical ou représentant syndical au comité d'entreprise.

Faits

1. Par lettre du 17 juillet 2003, le syndicat CFE-CGC a désigné en qualité de délégué syndical et de représentant syndical au comité d'entreprise de l'Office public d'aménagement et de construction du Pas-de-Calais (Opac) M. Delfosse, secrétaire général de cet office.

2. Pour débouter l'Opac de sa demande d'annulation des désignations, le tribunal d'instance, après avoir relevé que M. Delfosse avait reçu le 1er février 2002 une délégation globale de signature du directeur général de l'Opac, énonce que ce dernier n'est pas un chef d'entreprise, qu'il a, de plus, par cette délégation, excédé ses pouvoirs, ajoutant qu'il n'existe aucune délégation écrite possible d'autorité qui permette de considérer M. Delfosse, secrétaire général, comme assimilé au chef d'entreprise.

Solution

1. "Le salarié titulaire d'une délégation particulière d'autorité établie par écrit permettant de l'assimiler au chef d'entreprise ne peut être désigné délégué syndical ou représentant syndical au comité d'entreprise".

2. "En statuant comme il l'a fait, alors, d'une part, que le directeur général de l'Opac dirige l'activité de celui-ci, a autorité sur les services et recrute le personnel, ce dont il résulte qu'il est chef d'entreprise pour l'application des articles L. 412-11 et L. 433-1 du Code du travail, et alors, d'autre part, que l'exercice effectif par M. Delfosse des pouvoirs de directeur général en vertu d'une délégation écrite avait été établi, le tribunal d'instance a violé les textes susvisés".

Observations

1. Incompatibilité des fonctions de représentant du personnel et de chef d'entreprise

  • Une incompatibilité logique

Quoique la règle ne soit pas expressément affirmée par le Code du travail, il ne fait aucun doute que le chef d'entreprise ne saurait assumer les fonctions de représentant du personnel. Une telle règle relève, pour une grande part, de l'évidence. Il convient, en effet, de rappeler que pour pouvoir être élu ou désigné en qualité de représentant du personnel, la condition minimum est d'être salarié. Or, nombre de "chefs d'entreprise" sont titulaires d'un mandat social et, de ce simple fait, exclus des fonctions de représentant du personnel.

Une telle solution doit également valoir dans l'hypothèse où le dirigeant cumule un mandat social et un contrat de travail, ainsi que dans les cas où le contrat de travail a pour objet un mandat social (rappelons, en effet, que la Cour de cassation admet qu'un contrat de travail puisse être conclu pour l'exercice d'un mandat social, Cass. soc., 4 mars 1997, n° 93-44.805, Société Foxboro International c/ Monsieur Schallebaum, publié N° Lexbase : A1484ACX). Il convient ici de faire prévaloir le statut de mandataire social sur celui de salarié et de proscrire l'exercice de toute fonction représentative.

Dès lors que l'on laisse de côté le cas de ces salariés d'un type particulier, la question de l'incompatibilité des fonctions de représentant du personnel et de chef d'entreprise s'est surtout posée à propos des cadres qui, pour être exclusivement titulaires d'un contrat de travail, occupent souvent un rang élevé dans l'organigramme de l'entreprise. Il ne pouvait évidemment être question de leur interdire purement et simplement d'exercer les fonctions de représentant du personnel, le Code du travail leur reconnaissant d'ailleurs expressément ce droit. A rebours, il était difficile d'écarter toute limite au droit pour un salarié d'être élu ou désigné en qualité de représentant du personnel.

Aussi, la Cour de cassation a-t-elle exclu avec raison les seuls salariés susceptibles d'être "assimilés" au chef d'entreprise, retenant cependant un critère que l'on peut juger excessivement formel.

  • Un critère formel

Parachevant un mouvement jurisprudentiel déjà ancien (sur cette construction prétorienne v., G. Couturier, Traité de droit du travail, Tome 2, Les relations collectives de travail, 1ère éd., 2001, pp. 107-108), la Cour de cassation est venue affirmer, dans un important arrêt du 6 mars 2001, que "seuls les cadres détenant sur un service, un département ou un établissement de l'entreprise une délégation particulière d'autorité établie par écrit permettant de les assimiler à un chef d'entreprise sont exclus de l'électorat et de l'éligibilité aux fonctions de délégué du personnel et de membre du comité d'entreprise, pour la durée d'exercice de cette délégation particulière" (Cass. soc., 6 mars 2001, n° 99-60.553, Société Buffalo Grill c/ Union locale CGT et autres, publié N° Lexbase : A4814ARQ).

En affirmant, dans l'arrêt commenté et dans une formule plus concise, que "le salarié titulaire d'une délégation particulière d'autorité établie par écrit permettant de l'assimiler au chef d'entreprise ne peut être désigné délégué syndical ou représentant syndical au comité d'entreprise", la Cour de cassation ne fait que reprendre la solution énoncée en 2001.

La Chambre sociale continue ainsi de se référer à un critère que l'on peut juger excessivement formel, mais qui a au moins le mérite de la simplicité. Peu importe la situation de fait et les pouvoirs que viendrait à détenir concrètement le salarié. Seule compte la délégation particulière d'autorité établie par écrit (v., en ce sens, Cass. soc., 21 mai 2003, n° 01-60.882, société en nom collectif (SNC) ED c/ Fédération nationale agroalimentaire CFE-CGC, FS-P+B N° Lexbase : A1541B9X ; Cass. soc., 21 mai 2003, n° 02-60.100, Fédération de la métallurgie CFE CGC c/ Société Cete Apave Nord Ouest, FS-P+B N° Lexbase : A1583B9I, lire nos obs., Les qualités requises pour devenir représentant du personnel, Lexbase Hebdo n° 74 du 5 juin 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7654AAQ).

L'apport principal de l'arrêt commenté ne se situe cependant pas là. En effet, si la délégation précitée présente une importance fondamentale, encore faut-il qu'elle permette d'assimiler celui qui la détient au "chef d'entreprise".

2. La notion de chef d'entreprise

  • Une notion imprécise

Pour être d'usage courant, la notion de chef d'entreprise s'avère en réalité fort imprécise, si ce n'est pour qualifier celui qui est à la tête d'une entreprise individuelle. Le problème se complique dès lors que l'entreprise est organisée sous forme de société.

Pour reprendre la définition proposée par un auteur, on peut avancer que "le chef d'entreprise est la personne physique qui assume au plus haut niveau la direction de l'entreprise. Sa détermination résulte de l'organisation de l'entreprise, généralement des statuts de la personne morale employeur. La fonction de chef d'entreprise peut être collégiale (cogérants, membres du directoire d'une société) ; elle est souvent déléguée par le mécanisme de la délégation de pouvoirs" (G. Couturier, ouvrage préc., §16).

En l'espèce, et sans que l'on sache très bien pourquoi, les juges du fond avaient refusé de voir dans la personne du directeur général de l'Opac un chef d'entreprise. Leur décision est, de ce point de vue, censurée par la Cour de cassation qui profite de cette occasion pour préciser, quelque peu, les critères de qualification du chef d'entreprise.

  • Critères de qualification

Pour la Chambre sociale, le directeur général de l'Opac doit être assimilé à un chef d'entreprise, dans la mesure où "il dirige l'activité de celui-ci, a autorité sur les services et recrute le personnel". Cette motivation démontre que, pour la Cour de cassation, la fonction de chef d'entreprise s'exprime dans des pouvoirs, ce qui est, au demeurant, difficilement contestable.

Au-delà, on relèvera l'importance accordée au fait que la personne en cause assurait le recrutement du personnel. Fonction dont on sait qu'elle est souvent déléguée au directeur des ressources humaines. On peut, par suite, se demander ce qu'il serait advenu en l'espèce si le directeur général de l'Opac avait dirigé l'activité de l'organisme et avait eu autorité sur les services, mais délégué à un cadre le soin de recruter le personnel. Si l'on admet que ces critères sont cumulatifs, la qualité de chef d'entreprise lui aurait été déniée. Si une telle solution n'est pas à exclure, elle nous paraît pour le moins rigoureuse et de nature à nier la qualité de chef d'entreprise à bien des dirigeants.

Il est vrai, et la Cour de cassation prend soin de le souligner, que ces critères permettent d'établir la qualité de chef d'entreprise "pour l'application des articles L. 412-11 (N° Lexbase : L6331ACH) et L. 433-1 (N° Lexbase : L9604GQR) du Code du travail". Ce qui tend à signifier que pour l'application d'autres dispositions du même code, les critères à retenir pourraient être différents.

La notion de chef d'entreprise apparaît dès lors relativement fonctionnelle car tributaire des textes applicables. On peut cependant avancer, sans crainte de se tromper que, dans tous les cas et sous réserve de certaines pondérations, la qualification de chef d'entreprise sera inséparable de la notion de pouvoir.

Cela étant, le directeur général de l'Opac devant être considéré comme un chef d'entreprise, l'exercice effectif par le salarié concerné des pouvoirs de directeur général en vertu d'une délégation écrite conduisait à l'assimiler à ce même chef d'entreprise et lui interdisait de briguer tout mandant de représentant du personnel. CQFD en quelque sorte...