Décision
Cass. soc., 20 avril 2005, n° 03-40.069, M. Jean-Paul Dobel c/ Société Honeywell Garrett, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9302DHY) Cassation (jugement rendu par le conseil de prud'hommes d'Epinal, section industrie, le 14 octobre 2002) Textes visés : C. trav., art. L. 122-42 (N° Lexbase : L5580ACN) ; C. trav., art. L. 144-1 (N° Lexbase : L5778ACY) Mots-clefs : compensation ; conditions ; responsabilité civile contractuelle du salarié ; exigence d'une faute intentionnelle Liens base : ; |
Faits
1. M. Dobel, engagé en juin 1996 par la société Garrett, s'est vu remettre le 1er janvier 1998 un badge neuf lui permettant d'accéder au site de travail et au restaurant de l'entreprise et de pointer ses horaires. Le 12 juin 2001, M. Dobel a fait savoir à son employeur que son badge était détérioré. 2. Il a saisi la juridiction prud'homale aux fins d'obtenir le remboursement de la somme retenue sur son salaire et correspondant au coût du renouvellement du badge. Pour rejeter cette demande, le conseil de prud'hommes, après avoir énoncé que l'article L. 144-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5778ACY) permet une compensation sur les salaires dus pour fournitures diverses, a considéré que le badge est un outil nécessaire au travail et, qu'en conséquence, les directives données par la direction en ce qui concerne le coût du renouvellement d'un badge détérioré doivent être appliquées. |
Problème juridique
Le salarié qui détériore le badge d'accès à l'entreprise doit-il supporter le coût de son remplacement ? |
Solution
1. "La responsabilité pécuniaire d'un salarié à l'égard de son employeur ne peut résulter que de sa faute lourde, même en ce qui concerne le droit à compensation prévu à l'article L. 144-1 du Code du travail". 2. "En statuant comme il l'a fait, le conseil de prud'hommes a violé le texte susvisé". "Casse et annule, dans toutes ses dispositions, le jugement rendu le 14 octobre 2002, entre les parties, par le conseil de prud'hommes d'Epinal ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit jugement et, pour être fait droit, les renvoie devant le conseil de prud'hommes de Nancy". "Condamne la société Honeywell Garrett aux dépens". "Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, condamne la société Honeywell Garrett à payer à M. Dobel la somme de 2 500 euros". |
Commentaire
1. Une solution justifiée au regard des règles qui gouvernent la compensation
La compensation constitue un mode de paiement direct des obligations, qui éteint la dette concernée (C. civ., art. 1289 N° Lexbase : L1399ABG). Elle opère "de plein droit par la seule force de la loi" (C. civ., art 1290 N° Lexbase : L1400ABH), c'est-à-dire en dehors de toute intervention du juge. Elle constitue donc une menace pour le salarié, que le Code du travail a entendu limiter en posant un principe de prohibition qui déroge donc au Code civil, mais ne concerne, d'une part, que les seuls salaires et, d'autre part, les seules sommes dues à l'employeur "pour fournitures diverses, quelles qu'en soient la nature, à l'exception toutefois 1° Des outils et instruments nécessaires au travail ; 2° Des matières ou matériaux dont le salarié a la charge et l'usage ; 3° Des sommes avancées pour l'acquisition de ces mêmes objets". L'étendue de la prohibition fait l'objet d'un contentieux persistant devant les juridictions prud'homales, comme le montre cette affaire, contentieux qui porte généralement sur le champ d'application du régime dérogatoire de l'article L. 144-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5778ACY) ainsi que sur les limites de la compensation (qui ne peut porter sur le fraction saisissable du salaire : Cass. soc., 21 mars 2000, n° 99-40.003, M. Etcheverry c/ M. Maafa, publié N° Lexbase : A4972AGA).
La compensation en cause concernait ici le coût d'un badge d'accès à l'entreprise que le salarié avait détérioré. L'employeur l'avait remplacé aux frais du salarié, par compensation sur son salaire, et ce conformément à une note de service interne à l'entreprise, ce que le salarié contestait. Pour admettre la compensation, le conseil de prud'hommes d'Epinal avait fait application de l'article L. 144-1 du Code du travail qui concerne bien la compensation entre les salaires dus et les dettes du salarié à l'égard de l'employeur. Le conseil avait écarté le principe d'interdiction qui concerne les "fournitures diverses", en qualifiant le badge d'"outil nécessaire au travail", ce qui autorise exceptionnellement la compensation, conformément au 1° de l'article L. 144-1. Sur ce point précis, la Chambre sociale de la Cour de cassation ne conteste pas la qualification juridique opérée, car le badge d'accès à l'entreprise peut parfaitement être qualifié d'"outil" ou d'"instrument" nécessaire au travail ; sans badge, le salarié ne peut, en effet, pénétrer dans l'entreprise et donc exécuter sa prestation. Sur le plan de la seule compensation et de son régime propre aux dettes professionnelles du salarié, l'analyse développée par le conseil de prud'hommes n'était pas en cause.
Mais, ce débat avait focalisé l'attention du conseil de prud'hommes qui avait totalement occulté la nature exacte de ce mécanisme. La compensation constitue, en effet, un mode de paiement particulier de l'obligation qui ne préjuge en rien de l'existence des dettes à compenser. Ce n'est donc pas parce que les dettes des parties au contrat de travail sont potentiellement compensables que l'employeur est en droit d'opérer la compensation. Encore faut-il, comme l'indique très clairement l'article 1289 du Code civil (C. civ., art. 1289 N° Lexbase : L1399ABG), que "deux personnes se trouvent débitrices l'une envers l'autre" et que la dette du salarié soit établie. Or, tel n'était pas le cas ici. 2. Une solution justifiée au regard des règles qui gouvernent la responsabilité civile contractuelle du salarié
Il convenait donc, dans cette affaire, non pas de s'intéresser au régime de la compensation, mais bien à l'existence d'une dette du salarié compensable. Cette exigence avait d'ailleurs été rappelée par le ministère du Travail en 1980 (Rép. min. n° 33842, JO ANQ, du 20 août 1980, p. 3590) qui avait indiqué que "la compensation entre le salaire et les dettes du salarié est admise en cas de détérioration du matériel, dès lors que le salarié en a effectivement la garde et l'usage, et que sa responsabilité civile peut être engagée du fait de cette détérioration".
Dans des hypothèses très précises, c'est le Code du travail qui indique à quelles conditions le salarié pourrait être débiteur de son employeur. Il en ira ainsi en cas de démission abusive ou de rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée en dehors des hypothèses autorisées par la loi (C. trav., art. L. 122-3-8, al. 4 N° Lexbase : L5457AC4). Dans les autres hypothèses, c'est à la jurisprudence qu'il revient de déterminer les conditions de la responsabilité du salarié. Or, on sait que le dommage causé par le salarié dans l'exécution de son contrat n'ouvre droit au bénéfice de l'employeur à réparation qu'en cas de faute lourde (Cass. soc., 27 novembre 1958 : D. 1959, p. 20, note R. Lindon) témoignant de l'intention de nuire à l'employeur ou à l'entreprise (Cass. soc., 5 avril 1990, n° 88-40.245, M. Jacknovitz c/ M. Montenay et autres, publié N° Lexbase : A4122AH7). Cette immunité ne s'applique toutefois pas lorsque les dommages causés par le salarié sont étrangers à l'exécution du contrat de travail ou lorsque le salarié a perçu, pour le compte de l'employeur, des sommes d'argent avec obligation de les lui restituer (Cass. soc., 19 novembre 2002, n° 00-46.108, FS-P+B+R sur le deuxième moyen N° Lexbase : A0492A4Y, lire nos obs., L'obligation de restituer les sommes perçues pour le compte de l'employeur - le recul de l'immunité civile du salarié ?, Lexbase Hebdo n° 50 du 5 décembre 2002, édition sociale N° Lexbase : N5053AAE).
En l'espèce, le badge du salarié ne fonctionnait plus, sans que l'on sache d'ailleurs si ce dysfonctionnement résultait d'une usure normale ou d'une détérioration imputable à la négligence du salarié. Or, l'employeur avait appliqué ici un principe qu'il avait lui-même fixé, en se payant directement du coût du remplacement sur le salaire. En d'autres termes, l'employeur considérait le salarié comme "responsable" de la détérioration du badge. Incontestablement, l'immunité civile du salarié dans l'exécution de son contrat de travail devait ici s'appliquer et la compensation ne pouvait donc s'opérer que si la preuve de la faute intentionnelle du salarié avait été rapportée, ce qui n'était, bien entendu, pas le cas. C'est déjà en ce sens qu'avait statué la Chambre sociale de la Cour de cassation en 1996, dans une affaire où l'employeur s'était directement remboursé de la franchise d'assurance restée à sa charge après un accident de la circulation causé par le salarié avec son véhicule de fonction (Cass. soc., 11 avril 1996, n° 92-42.847, M. Josselin c/ Société Century Group et autre N° Lexbase : A2316ABE), la Haute juridiction ayant reproché au conseil de prud'hommes d'avoir admis la compensation à l'égard du salarié alors "qu'il ne peut être tenu pour responsable, à l'égard de l'employeur, des conséquences pécuniaires de fautes commises dans l'exécution du contrat de travail qu'en cas de faute lourde, non alléguée en l'espèce".
Deux éléments étaient toutefois susceptibles de modifier l'analyse, même s'ils n'apparaissent pas dans l'arrêt. En premier lieu, on aurait pu considérer que ce n'était pas l'exécution du contrat de travail proprement dit qui était en cause, mais une convention de prêt accessoire, échappant donc à l'immunité civile. On sait, toutefois, que la Cour de cassation fait application de sa jurisprudence, exigeant une faute intentionnelle y compris lorsque est en cause l'exécution d'une telle convention accessoire afin d'étendre la protection du salarié (notre ouvrage Droit du travail et responsabilité civile, LGDJ- Bibliothèque de droit privé, n° 282, 1997, n° 239). En second lieu, l'employeur aurait pu se fonder sur les dispositions de sa note de service prévoyant la facturation des badges détériorés aux salariés, au titre des dispositions du règlement intérieur. Mais, là encore, l'argument ne pouvait prospérer dans la mesure où la jurisprudence considère l'immunité civile du salarié comme d'ordre public, ce qui met en échec tant les clauses de responsabilité inscrites dans le contrat de travail (Cass. soc., 10 novembre 1992, n° 89-40.523, Société Océan automobiles c/ Mlle Pichot, publié N° Lexbase : A9400AAE) que les reconnaissances de dettes signées par le salarié (Cass. soc., 12 avril 1995, n° 92-12.373, M Maze c/ Société Gaumont, publié N° Lexbase : A0960AB8) ou les dispositions contraires du règlement intérieur (Cass. soc., 9 juin 1993, n° 89-41.476, Régie des Transports de Marseille c/ M. Masegosa, publié N° Lexbase : A1664AAU). La solution finalement adoptée est donc parfaitement conforme aux solutions qui gouvernent la responsabilité personnelle du salarié et qui font supporter à l'employeur les coûts normalement prévisibles de l'activité que les travailleurs développent à son profit. |