[Jurisprudence] La notion de temps de travail effectif

par Sonia Koleck-Desautel, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV



Décisions

Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-43.755, Mme Georgette Gaigeard c/ Société Malve, FS-P+B (N° Lexbase : A7422DCU)

Rejet de CA Angers (ch. sociale), 22 avril 2002

Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-43.685, Société Sotrapmeca Bonaldy c/ M. Alvaro Dos Santos Mota, FS-P+B (N° Lexbase : A7421DCT)

Rejet de CA Versailles (5ème ch. B sociale), 4 avril 2002

Temps de travail effectif ; occupations personnelles ; temps de trajet.

Texte concerné : C. trav., art. L. 212-4 (N° Lexbase : L5840ACB)

Liens base :

Faits

- Pourvoi n° 02-43.755

Une salariée engagée pour tenir un dépôt de pain et de pâtisserie et ayant conclu un bail à loyer portant sur les lieux d'exploitation du dépôt, réclame en justice des rappels de salaires. Elle estime, en effet, que si elle pouvait librement vaquer à des occupations personnelles dans les pièces de la maison attenante au magasin, elle était avertie de l'arrivée des clients par une sonnette, de telle sorte qu'elle se trouvait à la disposition des clients en permanence, au magasin ou à son domicile, et que par conséquent les horaires d'ouverture du magasin correspondaient à un temps de travail effectif.

- Pourvoi n° 02-43.685

Plusieurs salariés réclament le paiement de sommes correspondant à un temps nécessité par le trajet entre le siège de l'entreprise et le chantier, estimant que ce temps correspond à un temps de travail effectif.

Problèmes juridiques

1. Un salarié pouvant librement vaquer à des occupations personnelles durant son temps de travail effectue-t-il un temps de travail effectif ?

2. Le temps de trajet entre l'entreprise et le chantier constitue-t-il un temps de travail effectif ?

Solution

- Pourvoi n° 02-43.755

"La salariée n'avait pas l'obligation de se tenir en permanence dans le magasin à la disposition de la clientèle, et pouvait vaquer à des occupations personnelles dans les pièces de la maison attenantes au magasin". Par conséquent, "les horaires d'ouverture du magasin ne correspondaient pas en totalité à un temps de travail effectif".

- Pourvoi n° 02-43.685

"Le temps de trajet pour se rendre d'un lieu de travail à un autre lieu de travail constitue un temps de travail effectif".

"La cour d'appel ayant constaté que les salariés devaient se rendre pour l'embauche et la débauche à l'entreprise et qu'ils étaient dès lors à la disposition de l'employeur et ne pouvaient vaquer à des occupations personnelles, a exactement décidé que le temps de transport entre l'entreprise et le chantier constituait un temps de travail effectif".

Commentaire

1. Une stricte application de l'article L. 212-4 du Code du travail

La qualification de temps de travail effectif présente des enjeux importants, tant au regard de la rémunération du salarié, qu'au regard du calcul de nombreux seuils quantitatifs relatifs au temps de travail (durées maximales autorisées, heures supplémentaires...)

L'article L. 212-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5840ACB) donne une définition du temps de travail effectif ; il s'agit du "temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles".

Ainsi, trois conditions cumulatives doivent être réunies pour que l'on puisse parler de temps de travail effectif : le salarié doit être à la disposition de l'employeur, doit se conformer à ses directives et ne doit pas pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles.

Dès lors qu'un salarié se tient à la disposition de l'employeur, sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles, il s'agit d'un temps de travail effectif (Cass. soc., 6 février 2001, n° 98-44.875, Société GTMH c/ M. Gomez, publié N° Lexbase : A3612AR9 ; Cass. soc., 27 novembre 2002, n° 00-46.254, F-D N° Lexbase : A1199A48). Il en va ainsi des heures de surveillance de nuit effectuées par un gardien et accomplies sur le lieu de travail (Cass. soc., 26 juin 2002, n° 00-41.729, FP-P N° Lexbase : A0085AZ8), ou encore du service de garde d'un médecin tenu d'être physiquement présent à l'hôpital (CJCE, 9 septembre 2003, aff. C-151/02, Landeshauptstadt Kiel c/ Norbert Jaeger CJCE N° Lexbase : A5273C98).

Les trois conditions exigées par l'article L. 212-4 du Code du travail sont utilisées par la Cour dans ces deux espèces, soit pour écarter la qualification de travail effectif lorsqu'il apparaît que ces conditions ne sont pas réunies (comme c'était le cas, du moins partiellement, s'agissant de la salariée travaillant dans le magasin), soit pour retenir la qualification de travail effectif lorsque ces conditions sont réunies (tel était le cas du salarié se rendant du siège de l'entreprise au chantier).

D'une manière générale, si tout temps passé à l'intérieur de l'entreprise est considéré comme du temps de travail effectif, l'inverse n'est pas vrai. En effet, certains temps passés en dehors de l'entreprise sont considérés comme du temps de travail effectif dès lors que les trois conditions posées par l'article L. 212-4 du Code du travail sont réunies.

Depuis une décision relativement récente, la Cour de cassation impose aux juges du fond de rechercher si le trajet déroge au temps normal du trajet du travailleur (Cass. soc., 5 novembre 2003, n° 01-43.109, Association Nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) c/ M. Antoine Marini, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0662DAR, voir Qualification juridique des temps de trajet, Lexbase Hebdo n° 95 du mercredi 19 novembre 2003 - édition sociale N° Lexbase : N9443AAY). A cet égard, la Cour de cassation établit une distinction entre le trajet accompli entre le domicile et le lieu de travail d'une part, et le trajet effectué entre deux lieux de travail différents, d'autre part. Ainsi, le temps normal du trajet d'un salarié se rendant à son lieu de travail habituel ne peut être considéré comme du temps de travail effectif ("le temps habituel du trajet entre le domicile et le lieu de travail, ne constitue pas en soi un temps de travail effectif"), et seul le trajet accompli entre deux lieux de travail différents déroge au temps normal de trajet et peut être considéré comme un temps de travail effectif et rémunéré comme tel.

C'est cette jurisprudence que la Cour de cassation confirme en l'espèce en décidant que le temps de trajet entre deux lieux de travail constitue un temps de travail effectif. Une telle solution apparaît juridiquement justifiée. En effet, entre son domicile et son lieu de travail, le salarié n'est pas à la disposition de l'employeur et n'est pas soumis à ses directives. En revanche, lors du trajet entre deux lieux de travail différents, le salarié est à la disposition de l'employeur (la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de juger que devait être considéré comme du temps de travail effectif le temps de trajet d'un manoeuvre dans une entreprise du bâtiment pour se rendre sur les chantiers et en revenir lorsqu'il était tenu de se rendre au siège de l'entreprise avant l'heure d'embauche et après la débauche sur les chantiers afin de procéder au chargement et au déchargement de matériaux : Cass. soc., 9 mars 1999, n° 96-44.643, M. Pierre Ginez c/ EURL Farines, inédit N° Lexbase : A3049AGZ).

La formule utilisée par la Cour de cassation laisse penser que ce principe a une portée générale et s'applique à toutes les hypothèses dans lesquelles il est demandé au salarié de se rendre d'un lieu de travail à un autre, et pas seulement à l'hypothèse dans laquelle le travailleur se rend du siège de l'entreprise au chantier, comme c'était le cas en l'espèce.

2. Les difficultés d'application des décisions

Si la décision de la Cour de cassation selon laquelle les horaires d'ouverture du magasin ne correspondent pas en totalité à un temps de travail effectif apparaît justifiée pour la raison que la salariée peut librement vaquer à ses occupations personnelles et n'a pas l'obligation de se tenir en permanence dans le magasin, la décision de la Cour appelle toutefois deux séries de remarques.

D'une part, il sera difficile de déterminer, en l'espèce, le nombre d'heures de travail effectif, autrement dit de chiffrer les heures de présence dans le magasin durant lesquelles la salariée est à la disposition de la clientèle dans le magasin, et les heures pendant lesquelles la salariée pourra librement vaquer à ses occupations personnelles à son domicile.

D'autre part, la Cour de cassation ne précise pas quel sera le régime des heures de travail qui ne seront pas considérées comme du temps de travail effectif. Ces heures pourraient être assimilées à des astreintes, l'astreinte étant "une période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, a l'obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d'être en mesure d'intervenir pour effectuer un travail au service de l'entreprise, la durée de cette intervention étant considérée comme un temps de travail effectif" (L. 212-4 bis du Code du travail N° Lexbase : L7946AI7). Ainsi, lorsque le salarié a l'obligation de rester à son domicile pour répondre à un éventuel appel tout en pouvant vaquer librement à ses occupations personnelles, il s'agit d'une astreinte (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-18.452, Syndicat libre des exploitants de chauffage (SLEC) c/ Société Dalkia, FS-P+R+B+I N° Lexbase : A0986AZK). L'astreinte est assimilée à un temps de repos, à l'exception de la durée d'intervention du salarié.

En définitive, si en théorie la décision de la Cour de cassation se justifie pleinement, en pratique son application pourra s'avérer délicate et soulever certaines difficultés que la Cour de cassation ne résout pas en l'espèce.

Par ailleurs, dans la seconde décision, la Cour de cassation semble poser une présomption de temps de travail effectif dès lors que le salarié se rend de son lieu de travail à un autre lieu de travail. Cependant, le trajet entre le siège de l'entreprise et le chantier ne devrait pas constituer un temps de travail effectif lorsque le salarié sera passé par l'entreprise de manière volontaire et non à la demande de l'employeur, puisque dans ce cas, le salarié ne sera à la disposition de l'employeur qu'en arrivant sur le chantier.

Il serait souhaitable que la Cour de cassation apporte des précisions afin d'éclaircir un domaine dans lequel les limites entre travail effectif et travail non effectif peuvent être parfois incertaines.