La Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu le 2 octobre un arrêt dans lequel elle pose le principe selon lequel l'employeur ne peut prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail sans violer la liberté fondamentale qu'est le droit au respect de l'intimité de sa vie privée (Cass. soc. 2 oct 2001, n°99-42 .942, N° Lexbase : A1200AWD).
Pour mieux comprendre la portée de cet arrêt, nous avons interrogé Jean-Emmanuel Ray, agrégé des facultés de droit, Professeur à l'Université Paris I et à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Son dernier ouvrage, Le droit du travail à l'épreuve des NTIC, publié aux éditions Liaisons, est sorti en juin 2001. Il est également l'organisateur du 25ème colloque de la revue Droit social qui se déroulera à Paris le 18 octobre 2001, sur le thème "Droit du travail et nouvelles technologies de l'information et de la communication".
LXB : Quelle est l'importance, selon vous, de l'arrêt rendu par la Chambre sociale le 2 octobre concernant les mails personnels émis et reçus par le salarié dans l'entreprise ?
J-E Ray : Il s'agit d'un arrêt de cassation qui comporte toutes les lettres prestigieuses révélant un arrêt de principe, y compris la lettre I signifiant que la décision est publiée sur Internet, clin d'oeil de la Chambre sociale.
Il était souhaitable que cette Chambre prenne enfin position. En effet, jusqu'à présent, on ne commentait que les décisions des conseils de prud'hommes de Montbéliard ou de Nanterre, dont la valeur juridique est relative... Deux éléments sont à retenir : un visa extrêmement complet et un attendu de principe manifestement réfléchi et construit (pratiquement, si les magistrats avaient voulu "botter en touche", ils se seraient fondés sur le caractère déloyal de l'obtention de la preuve). L'arrêt révèle une volonté de lancer le débat : le but est, si l'on voit les réactions, pleinement atteint.
LXB : Que pensez-vous du visa sous lequel la Chambre sociale a rendu son arrêt ?
J-E Ray : Ce visa est prestigieux : il s'agit de l'article 8 de la CEDH (N° Lexbase : L4798AQR), astucieusement présenté, qui parle de la vie privée associée au secret des correspondances. La question de savoir si le courriel est une correspondance est un vrai débat...
Je crains que la Chambre sociale n'ait repris de vieux arrêts (notamment cet arrêt de 1938 sur la direction du journal ayant ouvert les courriers personnels de ses rédacteurs) et n'ait pas vu la différence de nature entre un courriel et les enveloppes parfumées reçues à l'entreprise parce qu'elles ne pouvaient arriver au domicile de la personne. Un courriel, c'est au minimum une carte postale dont n'importe qui peut prendre connaissance. A cette différence près qu'un fichier peut y être joint. Un fichier non sécurisé qui, potentiellement, peut endommager tout le réseau de l'entreprise. En clair, un colis piégé...
Il y a vingt ans, votre concierge ouvrait vos enveloppes avec un fer à repasser, pour satisfaire sa curiosité. Aujourd'hui, le but des directions informatiques ou des administrateurs réseaux est très différent, sauf à de très, très rares exceptions. L'essentiel pour eux, c'est la protection d'un système extrêmement vulnérable vu le nombre de personnes qui y ont accès et le nombre de mails qui y transitent : plusieurs millions par jour pour certaines entreprises internationales.
LXB : L'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI) est également cité...
J-E Ray : Effectivement, mais seulement en quatrième position. Je le regrette car la clé est ici. Cet article m'apparaît plus équilibré que les visas, classiques, en forme unilatérale des articles 9 (du Code civil et du NCPC ) qui sont cités en amont.
A mon sens, la Cour de cassation n'a pas assez exploité L. 120-2 qui dit que "nul ne peut porter atteinte aux libertés et droits du salarié dans l'entreprise". Mais l'atteinte est parfois possible, sous réserve qu'elle soit "justifiée et proportionnée"...
Par ailleurs, même si la Chambre sociale ne pouvait s'en saisir bien qu'elle ait souvent fait oeuvre créatrice, l'article 7 de la Charte de l'Union européenne adoptée à Nice en 2001 sera à l'avenir plus adapté que l'article 8 de la CEDH car est directement relatif au secret des communications : "toute personne a droit au respect de sa vie privée, de son domicile et de ses communications".
LXB : N'existe-t-il pas un risque de conflit de jurisprudence entre les différentes juridictions qui pourraient être amenées à se prononcer sur le sujet ?
J-E Ray : Je crois que la Chambre sociale a pris une position destinée à provoquer le débat. Je ne suis pas certain, pour autant, que la Chambre criminelle n'examine pas, comme elle devrait le faire à vrai-dire, des éléments issus de messages personnels lorsqu'on a des indices graves et concordant sur la commission d'une infraction pénale par un salarié.
De même, quelle sera la position du Conseil d'Etat lorsqu'il sera saisi de recours contre les décisions de retrait d'inspections du travail : suite à cet arrêt, elles vont demander la communication des chartes Internet pour faire un peu le "ménage"...
L'équilibre viendra peut-être de cette juridiction, déjà à l'origine indirecte des articles L. 120-2 et L. 122-35 du Code du travail avec l'arrêt Corona, il y a 20 ans déjà. A mon avis, le Conseil d'Etat dira, dans une attitude un peu plus prudente : on ne peut pas lire le courrier des salariés... sauf si on a des indices évidents de la commission d'infractions pénales ou autres. L'avocat général évoquait, dans ses conclusions, "des circonstances exceptionnelles".
LXB : Cette décision s'inscrit-elle pour vous dans la logique de la jurisprudence ou vous surprend-elle ?
J-E Ray : Cette décision était annoncée depuis très longtemps. D'une part, le principe selon lequel le secret des correspondances s'appliquait non seulement dans les rapports entre l'Etat et les particuliers mais aussi entre particuliers avait été posé depuis 1973 par la Chambre criminelle, et plus tard par la Cour européenne des droits de l'homme. D'autre part, l'arrêt M6 Sarrasin rendu en 2001 (Cass. soc., 3 avril 2001, n° 98-45.818, M. Thierry Sarrasin c/ société Métropole télévision M6, N° Lexbase : A2001ATB) concernant un délégué syndical ayant refusé qu'on ouvre son sac, annonçait le refus de la fouille du disque dur. D'une manière générale, depuis la loi du 31 décembre 1992, dans l'entreprise, on est d'abord citoyen, subsidiairement salarié.
Donc, cette jurisprudence n'a vraiment rien de surprenant même si elle est peut-être contestable sur plusieurs points.
LXB : La position exprimée par la Chambre sociale vous paraît-elle une réponse satisfaisante aux questions soulevées par l'utilisation personnelle d'une messagerie électronique dans l'entreprise ?
J-E Ray : Sur le principe, tout le monde s'accorde à dire qu'il est interdit pour un employeur de prendre connaissance des messages personnels de ses salariés. Reste à définir ce qu'est un "message personnel".
L'arrêt reprend deux fois le terme "personnel" mais je ne crois pas que cette summa divisio entre "personnel" et "non personnel" soit si explicite que cela.
Tout d'abord, la frontière est très souvent incertaine entre ce qui est personnel et professionnel en messagerie électronique, y compris dans les réseaux Intranet.
Prenons un exemple : dans les réseaux d'entreprise internationale comme Renault ou Siemens, le réseau Intranet permet de se mettre en contact avec un collègue muté à New York, à San Francisco ou à Singapour. Souvent on mêle à des conversations purement professionnelles des fichiers joints concernant la dernière fête familiale ou la photo du petit dernier. Où est la limite ici entre le personnel et le professionnel ?
A la limite, on aurait pu dire : tout message provenant d'un domicile est réputé personnel. Or ce sera de moins en moins pertinent parce que de plus en plus de cadres en particulier mais demain de plus en plus de salariés, travailleront à domicile.
D'autre part, très souvent, comme en l'espèce d'ailleurs, si on dit ce qui est "personnel" est protégé, les salariés indélicats, et quand je dis indélicat, cela peut être pénalement répréhensibles (des salariés diffusant ou recevant des photos pédophiles ou autres), auront évidemment un intérêt bien compris à faire sur leur disque dur figurer le terme "Dossier personnel" le rendant en principe juridiquement inviolable. Effet très paradoxal : cet arrêt pourrait rendre quasiment irresponsables des salariés qui manifestement auraient dû être disciplinairement sanctionnés ! Qui plus est, en rendant complice car techniquement responsable, l'administrateur réseau de l'entreprise !
LXB : Quelles sont aujourd'hui les solutions pour les entreprises voulant réglementer l'usage de la messagerie électronique et plus généralement l'utilisation d'Internet dans l'entreprise ?
J-E Ray : Je vous propose de prendre un exemple : un employeur a des doutes sérieux sur l'honnêteté d'un collaborateur. Comment peut-il faire ?
La première solution, qui prête à rire, c'est de lui dire lundi matin : "est-ce que tu peux ouvrir ton disque dur, le dossier personnel, pour que je vois si tu...etc." Là, plusieurs possibilités : soit il le fait, pas de problème. Soit, prétendant que c'est une intrusion dans sa vie privée, il refuse. On ne peut le sanctionner pour ne pas révéler un dossier privé.
Cette solution risque d'être assez inefficace, surtout si le salarié est fautif.
Seconde solution, finalement la seule possible aujourd'hui : faire saisir le disque dur. Même s'il s'agit d'une opération compliquée, c'est finalement la seule possible pour une entreprise soucieuse du respect du droit. Reste à démontrer au juge des référés qu'il y a un trouble manifestement illicite ou un dommage imminent, ce qui n'est pas facile à faire... d'autant plus qu'il faudra le convaincre de ne pas respecter le principe du contradictoire (ordonnance sur requête) sans cela le salarié videra son disque dur. Enfin, il faut obtenir du juge la nomination d'un expert pour ouvrir le disque dur. C'est une opération qui techniquement et juridiquement est possible mais qui, on le voit, est donc extrêmement lourde à mener.
LXB : Qu'en est-il des entreprises qui ont déjà avancé sur la question de l'utilisation personnelle des moyens informatiques par les salariés ? Est-ce la fin prématurée des chartes d'utilisation ?
J-E Ray : Pas du tout ! Certes, les clauses des chartes disant que l'ensemble du courrier est surveillé, dupliqué et archivé, sont aujourd'hui, semble-t-il, illicites. Mais, contrairement à certains commentateurs, je ne pense pas que les chartes disant que l'utilisation du courrier électronique est, en principe, professionnelle soient aujourd'hui illicites. Le fait que la Chambre sociale affirme "même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non-professionnelle" n'a rien à voir avec l'énoncé d'un principe mais s'applique à cette espèce. Enfin, les chartes contrôlant les consultations de pages Internet ne sont pas visées par l'arrêt .
LXB : De manière générale, il semble qu'au-delà de la déclaration de principe formulée par la Chambre sociale, de nombreuses questions restent en suspens...
J-E Ray : Effectivement, il s'agit d'un arrêt de principe qui, comme chacun sait, est plus un principe qu'un arrêt : la Chambre sociale lance le débat mais, manifestement, il est important de le poursuivre. Notamment, l'arrêt ne touche pas à l'autre question majeure qui préoccupe les entreprises et les syndicats, c'est le contrôle de l'accès aux sites Internet et du contrôle du contenu des pages visitées.