[Jurisprudence] Rappels sur l'étendue des pouvoirs du chef d'entreprise

par Gilles Auzero, Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Deux arrêts rendus par la Chambre sociale le 4 mars 2003 offrent l'opportunité de revenir sur l'étendue des pouvoirs du chef d'entreprise et plus particulièrement sur la validité et l'opposabilité à la personne morale employeur de clauses contractuelles consenties par le représentant de celle-ci. Clauses qui, dans ces deux espèces, prévoyaient le versement d'indemnités de licenciement supérieures à celles prévues par la convention collective applicable.

Il importe de bien distinguer l'employeur du chef d'entreprise. En effet, tandis que le premier est la personne juridique, personne physique ou le plus souvent personne morale, partie au contrat de travail, le second est la personne physique qui assume au plus haut niveau la direction de l'entreprise (G. Couturier, Traité de droit du travail, Tome 2, Les relations collectives de travail, Puf, 1ère éd., 2001, § 16).

Lorsque l'employeur est une personne physique, les qualités d'employeur et de chef d'entreprise se confondent. En revanche, lorsque les salariés travaillent au service d'une personne morale, qu'il s'agisse le plus fréquemment d'une société ou encore d'une association, ces deux qualités sont dissociées. Le chef d'entreprise est alors la personne physique (président, gérant, etc) "qui représente cette entité et assure à titre principal sa direction, exerçant en son nom et pour son compte les droits contractuels et pouvoirs de l'employeur" (J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Précis Dalloz, 21ème éd., 2002, § 3). Le chef d'entreprise est en d'autres termes un mandataire, investi d'un pouvoir de représentation.

Le chef d'entreprise est donc avant tout un organe de gestion, un dirigeant, qui, comme tel, est investi de tous pouvoirs pour diriger la personne morale dans l'intérêt de celle-ci. Il ne faudrait cependant pas en déduire que les pouvoirs des dirigeants sont absolus. Au contraire, la loi les oblige dans tous les cas à respecter les prérogatives des autres organes (par exemple, les assemblées générales), ainsi que l'objet social. En outre, les statuts peuvent interdire aux dirigeants de passer certains actes ou leur imposer l'autorisation préalable de tel ou tel organe. Enfin, et ainsi qu'il l'a été brièvement souligné, les dirigeants se doivent d'agir dans le respect de ce standard juridique qu'est l'intérêt social.

C'est dans ce contexte juridique que doivent être replacés les deux arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 4 mars 2003.

Dans une première espèce (pourvoi n° 00-45.193), une salariée avait été engagée en 1990 par un centre de lutte contre le cancer en qualité de secrétaire général adjoint. Par une délibération du 11 décembre 1992, le conseil d'administration de l'institut en cause l'a nommée au poste de trésorier. Le 3 janvier suivant, la salariée signe, avec le directeur général et ordonnateur de la fondation, un contrat précisant ses fonctions et attributions, ainsi que le montant de ses indemnités en cas de rupture. A la suite du licenciement de la salariée, l'institut employeur est condamné, en appel, à verser à la salariée une somme au titre d'indemnité contractuelle de licenciement.

L'institut employeur forme alors un pourvoi en cassation en arguant que seul le conseil d'administration d'un centre de lutte contre le cancer a compétence pour fixer le traitement du trésorier, ce qui comprend l'ensemble des sommes pouvant être dues à celui-ci en vertu du contrat de travail et notamment les indemnités de licenciement. Par suite, en décidant néanmoins que la salariée était en droit de prétendre à une indemnité de licenciement supérieure à celle prévue par la convention collective et stipulée dans un contrat de travail signé par le directeur du centre, bien que le conseil d'administration ne se soit pas prononcé sur le traitement de la salariée, la cour d'appel a violé l'article 6 de l'arrêté ministériel du 15 janvier 1947, pris en application de l'ordonnance n° 45-2221 du 1er octobre 1945 relative à l'organisation des centres de lutte contre le cancer et 18 de l'arrêté du 5 juin 1989 relatif aux centres de lutte contre le cancer.

Le pourvoi est rejeté par la Cour de cassation aux motifs que "la circonstance que le directeur n'aurait pas fait approuver par le conseil d'administration la clause du contrat de travail relative à l'indemnité de licenciement plus favorable que celle résultant de la convention collective n'est pas opposable à la salariée".

Cette solution ne saurait surprendre. En effet, outre qu'elle est conforme à la théorie du mandat apparent (F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 8ème éd., 2002, § 177), elle est à rapprocher des règles applicables en matière de clauses statutaires limitant les pouvoirs des dirigeants de sociétés. Ces clauses sont en effet inopposables aux tiers (M. Cozian. A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 15ème éd., 2003, § 358). Tout au plus se bornera-t-on à souligner qu'était en l'espèce en cause une personne morale bénéficiant d'un régime juridique spécifique. Il est constant que le législateur a pour préoccupation d'assurer la sécurité des tiers contractants auxquels ne sauraient être opposées les dispositions qui, dans l'ordre interne, fixent les pouvoirs des différents organes de la personne morale.

L'hypothèse en cause dans la deuxième espèce (pourvoi n° 01-14.738) était quelque peu différente, quoique le litige portait à nouveau sur une clause contractuelle fixant des indemnités de licenciement supérieures à celles prévues par la convention collective. En l'espèce, un salarié entré en 1995 au service d'une association en qualité de directeur, avait signé, un an après, avec le président du conseil d'administration,  un avenant à son contrat de travail aux termes duquel il bénéficierait en cas de licenciement, sauf faute lourde, d'une indemnité plus avantageuse que celle résultant de la convention collective.

La cour d'appel de Pau ayant déclaré nul l'avenant en cause pour n'avoir pas été soumis au conseil d'administration, le salarié a formé un pourvoi en cassation. Le requérant soutenait principalement qu'il résultait des statuts de l'association qu'une décision préalable du conseil d'administration de l'association n'était exigée que pour la nomination et la révocation des directeurs et des cadres de direction, et non pour la modification du contrat de travail. Par suite, la cour d'appel ne pouvait donc affirmer que la modification substantielle (sic) qui résultait de l'avenant au contrat de travail devait être soumise au conseil d'administration, puisqu'elle était de nature à accroître la charge financière du contrat. En outre, et subsidiairement, le demandeur au pourvoi arguait qu'il incombait à l'employeur et à lui seul de soumettre l'avenant au conseil d'administration, le salarié ne pouvant se voir opposer la carence de l'employeur.

Aucun de ces arguments n'a trouvé grâce auprès de la Cour de cassation qui décide "que la cour d'appel (ayant) fait ressortir que c'est par suite d'une collusion frauduleuse entre le salarié et le président du conseil d'administration que l'avenant prévoyant une indemnité de licenciement plus favorable que celle résultant de la convention collective n'avait pas été soumis au conseil d'administration, elle a décidé à bon droit que le salarié n'avait pas droit à cette indemnité".

Si l'on peut considérer que cet arrêt fait une application implicite de l'adage "fraus omnia corrumpit" (V. aussi, en matière de sociétés : Cass. 3° civ., 19 février 1986 : RTD civ. 1987, p. 761, obs. J. Mestre), la solution retenue est également à rapprocher de celles applicables aux actes passés par un dirigeant en violation de l'intérêt social, alors même que cet acte n'est pas étranger à l'objet social et qu'aucune clause statutaire ne limite les pouvoirs du dirigeant. Dans une telle hypothèse, c'est le droit commun de la nullité des actes juridiques qui a vocation à s'appliquer. En outre, le dirigeant indélicat devra répondre civilement de la faute de gestion qu'il a commise (M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, ouvrage préc., p. 166).

Les solutions retenues dans ces deux arrêts du 4 mars 2003 sont en définitive parfaitement conciliables : si les limitations légales ou statutaires aux pouvoirs des dirigeants ne sauraient être opposées aux salariés, les avantages consentis à ces derniers, par un dirigeant indélicat, devront être annulées si une collusion frauduleuse entre les deux parties peut être démontrée. Ces solutions paraissent devoir être approuvées dans la mesure où l'on ne saurait exiger d'un salarié qu'il vérifie les pouvoirs du chef d'entreprise avant de conclure un contrat de travail ou un avenant à celui-ci. Cependant, réserve nous semble pouvoir être faite des cadres dirigeants qui, pour être salariés, occupent un tel rang dans l'organigramme de l'entreprise que l'on peut se demander si de telles solutions leur sont encore applicables.

Nous souhaiterions, pour terminer, revenir sur le premier des deux arrêts commentés (pourvoi, n° 00-45.193). En effet, il convient de souligner que la cour d'appel saisie du litige avait en outre condamné l'institut employeur à verser à la salariée licenciée une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le premier moyen du pourvoi visait à contester cette décision. Ce moyen est rejeté par la Cour de cassation dans un motif qui mérite d'être reproduit : "Mais attendu qu'aux termes de l'article 6 de l'arrêté ministériel du 15 janvier 1947, pris en application de l'article 7 de l'ordonnance n° 45-2221 du 1er octobre 1945 relative à la gestion financière des centres de lutte contre le cancer, le trésorier est nommé par le conseil d'administration ; que la cour d'appel a exactement décidé qu'en vertu de ce texte, le trésorier ne pouvait être démis que par le conseil d'administration et que le manquement à cette règle rendait le licenciement sans cause réelle et sérieuse".

La solution apparaîtra bien sévère à certains qui, rejoignant l'argumentation du pourvoi, avanceront que le licenciement prononcé par le directeur en violation des stipulations exigeant que la rupture soit prononcée par le conseil d'administration constitue une simple irrégularité de forme. La Cour de cassation fait au contraire de cette exigence une garantie de fond au profit du salarié. Cela n'est guère surprenant si l'on a égard au fait que la Chambre sociale juge de même à propos de la consultation d'un organisme chargé, en vertu d'une disposition conventionnelle ou du règlement intérieur d'une entreprise, de donner un avis sur la mesure disciplinaire envisagée par l'employeur. Le licenciement prononcé sans que le conseil de discipline ait été préalablement consulté, en méconnaissance de la procédure conventionnelle ou réglementaire, ne peut avoir de cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 28 mars 2000, n° 97-43.411, Société nouvelle Air Toulouse international c/ M Texier et autre, publié : Bull. civ. V, n° 136 N° Lexbase : A6374AG8 ; Cass. soc., 16 janvier 2001, n° 98-43.189, M. Joseph Couanon, publié : RJS 4/01, n° 431 N° Lexbase : A4416ARY).