[Jurisprudence] "Autolicenciement" d'un salarié protégé : réflexions autour de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié



Par un arrêt rendu le 21 janvier 2003, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme l'émergence d'une nouvelle catégorie de rupture du contrat de travail, aux effets pour le moins dévastateurs et qu'un auteur a pu à juste titre qualifier d'"autolicenciement" (J. -E. Ray, "Le droit à l'autolicenciement ?", Liaisons soc., Magazine, janv. 2003, p. 52). Par cette décision qui fera l'objet d'une large publicité (P+B+R), la Cour de cassation affirme que la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié, mais consécutive à un manquement de l'employeur aux obligations nées du contrat de travail, doit s'analyser en licenciement. En outre, et dans la mesure où le salarié en cause était délégué du personnel, la Chambre sociale retient que la rupture, qualifiée de licenciement, est intervenue en violation du statut protecteur et doit dès lors être annulée, en l'absence d'autorisation de l'inspecteur du travail.

En l'espèce, un salarié élu délégué du personnel le 6 mai 1997, saisit la juridiction prud'homale, le 7 juillet suivant, d'une demande en paiement de diverses primes, pour la période allant de 1992 à 1997. Puis, moins de deux mois après avoir introduit cette action, le salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de son employeur, en raison des manquements de ce dernier dans le paiement de ses primes. Il présente alors devant le conseil des prud'hommes des demandes complémentaires en paiement d'une indemnité conventionnelle de licenciement, d'une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur des représentants du personnel. Le 15 septembre 1997, l'employeur a quant à lui pris acte de la démission du salarié, causant ainsi, si l'on peut dire, sa propre perte.

En effet, la cour d'appel saisie du litige donne largement satisfaction au salarié, en condamnant l'employeur, après avoir constaté la réalité des manquements invoqués, au paiement des primes demandées et à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. En revanche, les juges d'appel refusent d'octroyer au salarié des dommages et intérêts pour violation du statut protecteur légal dont il bénéficiait en qualité de délégué du personnel. La cour d'appel relève en effet que l'initiative de la rupture avait été prise par le salarié, qui avait attendu d'être élu délégué du personnel pour saisir le conseil de prud'hommes, alors que l'inexécution du contrat dont il se prévalait était bien antérieure à son élection. La cour d'appel en a par suite déduit que la violation du statut protecteur n'avait pas été invoquée de bonne foi.

Cette décision n'ayant contenté ni le salarié, ni l'employeur, ces derniers ont formé chacun un pourvoi en cassation. Les deux premiers moyens du pourvoi de l'employeur qui critiquait la décision d'appel en ce qu'elle l'avait condamné à payer au salarié les primes demandées ne présentent que peu d'intérêt et seront donc laissés de côté. Tout juste se bornera-t-on à souligner que la décision de la cour d'appel est ici confirmée. Est également jugé non fondé le troisième moyen, qui faisait grief à l'arrêt d'avoir décidé que le licenciement du salarié était sans cause réelle et sérieuse. Selon la Cour de cassation, la cour d'appel, après avoir constaté l'absence de paiement de la prime d'objectifs pour l'année 1992 et des primes de produits pour la même année, a pu estimer, "dans l'exercice du pouvoir qu'elle tient de l'article L. 122-14-3 du Code du travail, que le manquement de l'employeur à ses obligations était à l'origine de la rupture du contrat de travail et s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse".

Confirmée de ce point de vue, la décision de la cour d'appel est en revanche cassée, au visa de l'article L. 425-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6387ACK), sur pourvoi du salarié. Ce dernier faisait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté sa demande en paiement de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur des représentants du personnel. A l'appui de sa décision, la Cour de cassation rappelle tout d'abord la règle selon laquelle le licenciement d'un délégué du personnel ne peut intervenir que sur autorisation de l'inspecteur du travail. Puis, dans un raisonnement à la logique imparable, la Chambre sociale souligne que la rupture du contrat de travail s'analysant en un licenciement du fait de l'inexécution par l'employeur de ses obligations contractuelles, ce licenciement prononcé sans autorisation de l'inspecteur du travail était intervenu en violation du statut protecteur. En conséquence, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé la fraude du salarié, aurait dû prononcer la nullité du licenciement en cause.

La lecture de cette solution confirme un malaise qui avait pu naître à l'occasion du commentaire d'autres arrêts de la Cour de cassation relatifs à la qualification par le juge des ruptures du contrat de travail à l'initiative du salarié (V. notre chronique : "Vraies et fausses démissions : la Cour de cassation veille !", Lexbase Hebdo, Ed. Sociale, n° 55 du jeudi 23 janvier 2003). L'arrêt commenté confirme que ne sauraient être confondues démission et prise d'acte de la rupture du contrat de travail par le salarié. Il démontre également les effets dévastateurs de la qualification de cette prise d'acte de rupture en licenciement.

1- La distinction entre la prise d'acte de la rupture du contrat de travail et la démission

Ainsi que l'indique l'article L. 122-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5554ACP), " le contrat de travail conclu sans détermination de durée peut cesser à l'initiative de l'une des parties contractantes...". Lorsqu'elle émane du salarié, la rupture du contrat de travail est qualifiée de démission. Toutefois, et dans un louable souci de protection du salarié, la Cour de cassation conçoit la démission de manière fort restrictive, exigeant que celle-ci procède d'une manifestation de volonté libre, sérieuse et non équivoque (J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail , Précis Dalloz, 21ème éd., 2002, §. 374). Il ne saurait par suite y avoir de véritable démission lorsque le salarié n'a pas manifesté une volonté éclairée ou lorsque l'employeur a, d'une manière ou d'une autre, contraint le salarié à la démission. Dans de telles hypothèses, la rupture du contrat de travail sera imputée à l'employeur, ce qui entraînera la requalification de la démission en licenciement.

Il en ira de même lorsque le salarié, sans avoir, expressis verbis, démissionné, aura signifié à l'employeur qu'il prend acte de la rupture du contrat de travail. Si le juge saisi du litige constate que la rupture est la conséquence d'un manquement de l'employeur à ses obligations contractuelles, cette rupture sera immanquablement requalifiée en licenciement, ainsi que le démontre une nouvelle fois l'arrêt commenté. Cette solution se comprend aisément, si l'on veut bien considérer que la requalification en licenciement vient en définitive sanctionner l'employeur fautif. On peut cependant souligner que le salarié aurait pu saisir le juge d'une demande en exécution forcée, au lieu de quitter l'entreprise en signifiant à l'employeur qu'il prend acte de la rupture. On comprend dès lors que se manifeste ainsi une certaine dérive vers l'"autolicenciement" du salarié. Cette dérive s'accentue, pour devenir extrêmement critiquable, lorsque le salarié va procéder de même, en l'absence de tout manquement de l'employeur à ses obligations. En effet, ainsi que la Cour de cassation l'a décidé dans un arrêt du 26 septembre 2002 (Cass. soc., 26 sept. 2002 : TPS 2002, p. 15) : "une démission ne peut résulter que d'une manifestation non équivoque de volonté de la part du salarié, laquelle n'est pas caractérisée lorsque le salarié prend acte de la rupture de son contrat en reprochant à l'employeur de n'avoir pas respecté ses obligations contractuelles même si, en définitive, les griefs invoqués ne sont pas fondés". La Cour de cassation a par suite considéré dans cette espèce que le salarié n'ayant pas manifesté une volonté non équivoque de démissionner, la rupture de son contrat de travail, qui n'était pas contestée, s'analyse en un licenciement.

Une telle solution n'est guère satisfaisante. Elle procède de l'enfermement de la Cour de cassation dans une logique un peu primaire : le contrat de travail est rompu, mais le salarié n'ayant pas manifesté une volonté claire et non équivoque de démissionner, la rupture ne peut être imputée qu'à l'employeur et doit donc être requalifiée en licenciement. L'employeur se retrouve en définitive être la seule victime d'un licenciement dont il n'a pas pris l'initiative et à l'origine duquel on ne trouve aucune faute pouvant lui être imputée. On ne saurait alors trop conseiller à l'employeur de ne surtout pas "prendre acte de la prise d'acte", que ce soit de manière officielle ou de façon plus indirecte en envoyant au salarié un certificat de travail et l'attestation d'Assedic. On peut en effet considérer que, ce faisant, le contrat de travail ne pourra être considéré comme rompu, étant entendu que ni l'employeur, ni le salarié qui n'aura pas manifesté sa volonté claire et non équivoque de démissionner, ne pourront être considérés comme étant à l'origine de la rupture. Mais cette solution aboutit à une situation à nouveau problématique dès lors que le salarié a quitté l'entreprise. Le contrat de travail n'étant pas rompu, l'employeur peut alors licencier le salarié en raison de son absence injustifiée (1). Mais il peut également s'abstenir de faire quoi que ce soit et ne plus verser son salaire au salarié. Ce dernier ne paraît alors avoir d'autre choix que de démissionner ou de demander sa réintégration dans l'entreprise.

On rappellera pour terminer que l'article L. 120-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0571AZ8) énonce désormais, en écho à l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), que " le contrat de travail est exécuté de bonne foi". Ce serait par suite méconnaître cette règle élémentaire que d'admettre qu'un salarié puisse s'"autolicencier" dans des hypothèses où l'employeur aura, pour sa part, exécuté l'ensemble de ses obligations, qu'elles soient légales, conventionnelles ou contractuelles. En revanche, on peut admettre semblable "autolicenciement", lorsque l'employeur n'a pas respecté ses obligations. Et encore quelques partisans du solidarisme contractuel pourraient avancer que la règle précédemment évoquée commande de tout mettre en oeuvre pour sauver le contrat de travail et implique par suite que le salarié demande d'abord une exécution forcée des obligations, avant de poursuivre la rupture du contrat de travail.

2- Les conséquences de la requalification de la prise d'acte de la rupture en licenciement

Dès lors que la prise d'acte de la rupture ou la fausse démission est requalifiée en licenciement, ce dernier va mécaniquement être déclaré sans cause réelle et sérieuse. En effet, le caractère injustifié du licenciement procèdera de l'absence de lettre de notification, dont on sait qu'elle a pour effet d'entraîner le défaut de cause réelle et sérieuse.

Mais, et c'est là tout l'intérêt de l'arrêt commenté, cette requalification va avoir d'autres conséquences, dès lors que le salarié finalement licencié appartient à la catégorie dite des salariés protégés. Il n'est guère besoin de s'étendre sur le fait que ces salariés bénéficient d'un statut protecteur exigeant principalement que leur licenciement soit soumis à une autorisation de l'inspecteur du travail. La sanction de la méconnaissance de cette règle est également connue : le licenciement doit être annulé. Le salarié pourra alors demander à être réintégré dans l'entreprise. Mais il peut également opter pour le versement de dommages et intérêts dont le montant est particulièrement élevé. Le salarié illégalement licencié pourra tout d'abord prétendre à une indemnité pour non respect du statut protecteur, dont le montant est égal à la rémunération qu'il aurait perçue du jour de son éviction à l'achèvement de la période de protection. La durée indéterminée de certains mandats, ou le caractère particulièrement long de certains autres, a conduit la Cour de cassation à procéder à certains ajustements (2).

Le salarié pourra en outre demander le versement des indemnités de rupture (indemnités de licenciement et de préavis) et, surtout, une indemnité destinée à réparer l'intégralité de préjudice résultant du caractère illicite du licenciement et au moins égale à celle prévue par l'article L. 122-14-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5569ACA), soit six mois au moins de salaire (Cass. soc., 12 juin 2001 : Dr. soc. 2001, p. 899, obs . J. Savatier N° Lexbase : A5217AGC).

La règle étant celle du cumul de toutes ces indemnités, le salarié illégalement licencié peut être amené à quitter l'entreprise à la tête d'un joli magot. De là à dire que ces solutions, au demeurant justifiables, pourraient donner certaines idées à des salariés au fait de la jurisprudence de la Cour de cassation, il n'y a qu'un pas que l'arrêt du 21 janvier 2003 pourrait inciter à franchir.

Rappelons qu'en l'espèce le salarié avait pris acte de la rupture de son contrat le 9 septembre 1997, après avoir été élu délégué du personnel le 6 mai 1997 et avoir dans un premier temps saisi la juridiction prud'homale d'une demande en paiement de diverses primes pour la période allant de 1992 à 1997, le 7 juillet 2002. On ne s'étonnera dès lors guère que la cour d'appel de Paris ait pu rejeter la demande en paiement de dommages et intérêts pour violation du statut protecteur des représentants du personnel présentée par le salarié en relevant que l'initiative de la rupture a été prise par le salarié qui a attendu d'être élu pour saisir le juge alors que l'inexécution du contrat était bien antérieure à son élection. La cour d'appel en a déduit que la violation du statut protecteur n'avait pas été invoquée de bonne foi. On sait que ce raisonnement a été balayé par la Cour de cassation : la rupture ayant été qualifiée de licenciement, l'autorisation de l'inspecteur du travail était nécessaire. Il convient toutefois de souligner que la Chambre sociale réserve le cas d'une fraude que pourrait commettre le salarié, sans toutefois préciser s'il s'agit d'une fraude lors de la rupture ou lors de l'élection. Cette fraude n'a pas été retenue en l'espèce et ne paraît dès lors pas pouvoir s'évincer d'une proximité et d'une certaine coïncidence dans les dates de l'élection, de la prise d'acte de la rupture et de l'action en justice. Il y a fort à parier qu'une telle fraude ne pourra alors qu'être très difficilement rapportée.

La solution retenue par la Cour de cassation dans cet arrêt du 21 janvier 2003 procède en définitive d'une mécanique qui, pour être implacable, malmène grandement le principe de bonne foi énoncé par l'article L. 120-4 du Code du travail.

Gilles Auzero
Maître de conférences à l'Université Montesquieu Bordeaux IV


(1) On peut alors se demander quelle sera la position du juge s'il s'avère que le salarié licencié pour absence injustifiée (i.e. abandon de poste) avait pris acte de la rupture et quitté l'entreprise à la suite de manquements avérés de l'employeur à ses obligations. Le licenciement devra certainement être déclaré sans cause réelle et sérieuse.

(2) Le montant maximum de cette indemnité est ainsi de deux ans et six mois pour les délégués du personnel et les membres du comité d'entreprise (deux ans de mandat, plus six mois après l'expiration des fonctions), ainsi que pour les conseillers prud'hommes (Cass. soc., 28 mars 2000 : Dr. soc. 2000, p. 658, obs. J. Mouly ; 2 mai 2001 : RJS 7/01, n° 893). Cette même indemnité a été fixée à douze mois de salaire à compter de l'éviction pour les délégués syndicaux (Cass. soc., 6 juin 2000 : RJS 7-8/00, n° 829) et les conseillers du salarié (Cass. soc., 2 mai 2001 : RJS 7/01, n° 893).