[Jurisprudence] La filature du salarié constitue un moyen de preuve illicite en matière de licenciement

par Sonia Koleck-Desautel, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Dans un important arrêt de principe rendu le 26 novembre 2002 (P+B+R+I), la Chambre sociale de la Cour de cassation condamne la pratique des filatures mises en place dans le but de surveiller l'activité des salariés, estimant qu'elle constitue un moyen de preuve illicite en ce qu'elle est contraire au droit au respect de la vie privée du salarié. Ce faisant, elle affine sa jurisprudence antérieure sur ce point.

Dans cette affaire, une salariée, embauchée en tant que visiteur médical, avait été licenciée pour faute grave pour avoir effectué de fausses déclarations d'activité et de réunions d'information médicale, ainsi que de fausses déclarations de frais. Ces fausses déclarations avaient été révélées à la suite d'un contrôle effectué par son supérieur hiérarchique qui s'était posté à proximité de son domicile afin d'effectuer un contrôle de l'activité de la salariée. Celle-ci, qui contestait à la fois son licenciement et le procédé de surveillance utilisé par l'employeur pour justifier ce dernier, n'avait pas obtenu gain de cause en appel. Les juges d'appel avaient en effet écarté le moyen tiré du caractère illicite du contrôle de l'activité de la salariée, estimant que même si le rapport de contrôle établi par le supérieur hiérarchique n'avait que la valeur probante d'une attestation et ne pouvait suffire à prouver l'existence de la faute imputée à la salariée, il autorisait toute de même l'employeur à douter de la sincérité des comptes-rendus de la salariée et à vérifier objectivement les allégations de celle-ci. De plus, la cour d'appel relevait que l'employeur avait loyalement communiqué à la salariée la teneur dudit rapport. La salariée avait alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation.

La Cour de cassation casse la décision rendue par les juges d'appel et énonce dans une formule solennelle et au visa des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY), 9 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3201ADW) et L.120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI), qu'"il résulte de ces textes qu'une filature organisée par l'employeur pour contrôler et surveiller l'activité d'un salarié constitue un moyen de preuve illicite dès lors qu'elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier, insusceptible d'être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l'employeur". L'employeur ne pouvait donc se fonder sur le rapport établi par son supérieur hiérarchique pour retenir l'existence d'une faute grave de la salariée.

Il importe de procéder à un bref rappel des règles dégagées par la jurisprudence en matière de surveillance des salariés pour bien comprendre la portée de cet arrêt. La Cour de cassation accepte traditionnellement de valider la pratique consistant à surveiller les salariés dès lors que ces derniers sont informés de l'existence d'un tel système et de sa finalité (Cass. soc., 22 mai 1995, n° 93-44.078 N° Lexbase : A4033AAM ). Elle estime en effet que dès lors que le moyen de contrôle est signalé, celui-ci peut être considéré comme un moyen de preuve licite d'une faute du salarié. Ainsi, les écoutes téléphoniques ont pu être jugées comme constituant un mode de preuve valable dès lors que les salariés ont été avertis que leurs conversations téléphoniques seraient écoutées (Cass. soc., 14 mars 2000, n° 98-42.090 N° Lexbase : A4968AG4) ; il en va de même s'agissant d'un dispositif de vidéosurveillance dans l'entreprise (Cass . soc., 31 janvier 2001, N° Lexbase : A2317AIN). Toutefois, la preuve par vidéosurveillance sans information préalable des salariés a pu être jugée licite dès lors que l'enregistrement d'images n'avait pas pour objet de surveiller les salariés mais la marchandise (Cass . soc., 31 janvier 2001, n° 98-44.290 N° Lexbase : A2317AIN).

En revanche, l'emploi de procédés clandestins de surveillance est traditionnellement jugé illicite ; la Cour considère que si l'employeur a le droit de contrôler et de surveiller l'activité de son personnel durant le temps de travail, il ne peut mettre en oeuvre un dispositif de contrôle qui n'a pas été porté à la connaissance préalable du salarié (Cass. soc., 15 mai 2001, n° 99-42.937 N° Lexbase : A4308ATQ et n ° 99-42.219 N° Lexbase : A5741AGQ ; Cass. soc., 15 mai 2002, n° 00-42.885 N° Lexbase : A6648AYU). Ainsi, le rapport effectué par une société de surveillance extérieure à l'entreprise à laquelle l'employeur avait fait appel pour procéder au contrôle de l'activité des salariés, a pu être considéré comme un moyen de preuve illicite car ce dispositif de surveillance avait été mis en place à l'insu des salariés (Cass. soc., 15 mai 2001, n° 99-42.219 N° Lexbase : A5741AGQ). De même, le compte-rendu d'un détective privé à la suite de la filature du salarié avait été considéré comme un moyen de preuve illicite, non pas en raison de l'atteinte à la vie privée qui pouvait en résulter, mais en raison du fait que la filature avait, par nature, été réalisée à l'insu du salarié (Cass. soc., 22 mai 1995, n° 93-44.078 N° Lexbase : A4033AAM ; Cass. soc., 15 mai 2002, n ° 00-42.885 N° Lexbase : A6648AYU). Par définition, la filature est en effet un procédé clandestin de surveillance, et de ce fait, elle ne peut pas constituer un moyen de preuve licite. Un arrêt du 24 janvier 2002 (n° 00-18.215 N° Lexbase : A8366AX7) a d'ailleurs clairement affirmé que la preuve résultant d'un constat d'huissier dressé à la suite d'une filature organisée par l'employeur est irrecevable car "obtenue par des moyens illicites et selon une procédure irrégulière".

L'arrêt du 26 novembre dernier ne remet donc nullement en cause cette jurisprudence, mais fait appel à de nouveaux fondements pour décider que le rapport effectué à la suite de la filature d'un salarié ne peut pas être admis comme mode de preuve : la Cour de cassation se fonde sur l'atteinte à la vie privée du salarié qui en résulte "nécessairement" (le droit au respect de sa vie privée étant protégé par les articles 8 de la CEDH et 9 du Code civil) et qui ne peut être justifiée par les intérêts légitimes de l'employeur, eu égard à son caractère disproportionné (article L. 120-2 du Code du travail). Les termes utilisés par la Cour de cassation ne laissent place à aucune équivoque : la filature ne peut jamais constituer un mode de preuve licite de la faute du salarié.

La Cour de cassation avait déjà visé ces textes légaux pour décider que l'employeur ne pouvait prendre connaissance de courriers émis ou reçus par un salarié, sur son lieu de travail, pendant ses heures de travail (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942 N° Lexbase : A1200AWD). La référence à l'article L. 120-2 du Code du travail et aux principes de proportionnalité et de finalité que ce texte pose, avait quant à elle déjà été utilisée pour venir non seulement pour limiter le recours à la fouille de l'armoire d'un salarié en tant que mode de preuve (Cass. soc., 11 décembre 2001, n ° 99-43.030 N° Lexbase : A6554AXZ), mais également pour déclarer irrecevable la preuve obtenue par la violation du secret des correspondances (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, affaire Nikon N° Lexbase : A1200AWD). La preuve amenée par un rapport effectué à la suite d'une filature n'avait pas encore fait l'objet d'une limitation au nom du droit au respect de la vie privée et du principe de proportionnalité. C'est désormais chose faite. Le salarié, même pendant ses heures de travail, a droit au respect de sa vie privée.

Si la Cour de cassation vise expressément dans son attendu de principe les " filatures organisées par l'employeur" (il peut donc s'agir soit d'une surveillance effectuée par un supérieur hiérarchique, comme c'était le cas en l'espèce, soit d'une filature effectuée par un détective privé), c'est que cette solution ne peut trouver à s'appliquer s'agissant des autres procédés de surveillance (vidéosurveillance , écoutes téléphoniques) ; il n'en aurait été autrement que si la Cour avait visé tout procédé de surveillance, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Aussi, on peut raisonnablement penser que pour ces autres procédés de contrôle, la jurisprudence antérieure garde toute sa place (distinction selon que le salarié en a été informé ou non).

Par cet arrêt, la Cour de cassation apporte un nouvel élément sur le délicat sujet de la surveillance des salariés et de l'articulation entre vie privée, vie professionnelle et pouvoir de direction.