1. Le rejet logique de la prescription quinquennale
L'article L. 143-14 du Code du travail ([LXB=L5268AC4]) dispose que "l'action en paiement du salaire se prescrit par cinq ans conformément à l'article 2277 du Code civil". Ce renvoi permet d'englober dans la prescription quinquennale non seulement l'action en paiement du salaire proprement dit, mais également "tout ce qui est payable par année ou à des termes périodiques plus courts".
Le champ d'application de cette courte prescription dépend donc directement de la qualification de la créance du salarié. Sont logiquement exclus de cette qualification les remboursements de frais qui viennent compenser une perte, et non un manque à gagner, comme des indemnités kilométriques (Cass. soc., 29 mai 1991, n° 88-42.736, M. Boissière c/ M. Lemaire, publié [LXB=A4454ABL]).
Mais, on peut s'interroger sur l'application de cette prescription s'agissant des créances de responsabilité du salarié contre son employeur.
Dans cette affaire, le litige portait sur une discrimination dont un représentant du personnel estimait avoir été victime dans le déroulement de sa carrière. L'entreprise, en l'occurrence Renault, prétendait que "lorsque la demande de dommages et intérêts fondée sur l'article L. 412-2, alinéa 4, du Code du travail répare pour partie la perte de salaires résultant de la discrimination, elle est soumise de ce chef à la prescription quinquennale de l'article L. 143-14 du même Code".
La Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de répondre à cette question, mais jamais dans un arrêt publié. Dans des décisions plus anciennes, la Haute juridiction avait, en effet, affirmé que la prescription quinquennale de l'article L. 143-14 du Code du travail ne pouvait s'appliquer dans la mesure où "la demande de dommages-intérêts fondée sur l'article L. 412-2, alinéa 4 du Code du travail n'a pas pour seul objet de réparer la perte de salaire résultant de la discrimination mais d'indemniser l'ensemble du préjudice subi par le salarié du fait de cette discrimination" (Cass. soc., 11 octobre 2000, n° 98-43.472, Société Renault véhicules industriels c/ Mme Micheline Bujard, inédit [LXB=A9860ATD] ; dans le même sens, Cass. soc., 30 janvier 2002, n° 00-45.266, Société Peugeot Citroën automobiles (PCA) c/ M. Jean-Claude Travel, F-D [LXB=A8781AXI]).
C'est donc cette solution qui se trouve ici confirmée, dans une décision promise à la plus large des publicités (P+B+R+I).
A s'en tenir à une lecture stricte de l'article L. 143-14 du Code du travail ([LXB=L5268AC4]), cette analyse ne peut que se justifier. La prescription quinquennale ne concerne, en effet, que l'action ayant pour objet le paiement du salaire. Or, l'action du salarié visait ici non pas à obtenir le paiement forcé de cette obligation de faire, mais la réparation du préjudice consécutif à une discrimination, préjudice dont le montant sera certes calculé par référence aux salaires perdus au fil des années, mais également en tenant compte du préjudice moral subi par le salarié.
C'est d'ailleurs parce que l'objet de l'action vise à obtenir la réparation d'un préjudice subi et non une somme due en exécution du contrat de travail que la jurisprudence refuse de faire application de la prescription quinquennale à l'action tendant au paiement de l'indemnité de licenciement qui compense le préjudice causé par la perte de l'emploi, ou d'une allocation de fin de carrière qui a la même nature indemnitaire (Cass. soc., 4 mars 1992, n° 88-45.753, Société Sergent Guy c/ M. Boulay, publié [LXB=A9363AAZ]).
Nous ne trouverions rien à redire à cette analyse, si la Cour de cassation elle-même s'en tenait à une application stricte de cette courte prescription. Or, on constate, depuis quelques années déjà, une très nette propension à en faire une application extensive.
Ainsi, la prescription quinquennale s'applique également à l'action tendant à la restitution de salaires indûment versés, ce qui est, comme nous avions eu l'occasion de le souligner, proprement aberrant compte tenu de la différence d'objet de la demande et de la contrariété ainsi introduite avec la jurisprudence des autres chambres de la Cour de cassation (Cass. soc., 23 juin 2004, n° 02-41.877, Caisse de mutualité sociale agricole (CMSA) du Tarn et Garonne, F-P+B [LXB=A8072DCX]).
Mais, il faut dire que dans la précédente affaire, l'application de la prescription protège le salarié contre l'action en répétition engagée par l'employeur, alors que dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt commenté, l'application de cette même prescription aurait fait les affaires de l'employeur alors qu'il s'agissait précisément de le sanctionner en raison de son comportement discriminatoire. De tels arguments de politique juridique peuvent donc expliquer que des libertés soient prises avec le texte, même si nous persistons à penser que ces contradictions devraient cesser.
2. L'application problématique de la prescription trentenaire
Une fois écartée l'application de la prescription quinquennale, restait à déterminer quelle devait être la prescription applicable : prescription trentenaire de droit commun (C. civ., art. 2262 [LXB=L7209IAA]) où prescription décennale de la responsabilité civile extracontractuelle (C. civ., art. 2270-1 [LXB=L2557ABC]) ?
Dans la mesure où la discrimination syndicale constitue un délit, la prescription décennale semblait a priori applicable. Ce n'est pourtant pas la solution qui résulte de cet arrêt, puisque la Cour de cassation fait ici application de la prescription trentenaire de droit commun et rattache donc la violation du principe de non-discrimination syndicale au domaine de la responsabilité contractuelle.
A en croire la Cour, la discrimination serait donc une modalité fautive d'exécution du contrat de travail.
Cette conception très extensive du rattachement au contrat de travail est en soi très artificielle car elle équivaut à ramener l'ensemble de la relation individuelle de travail au contrat de travail, alors que l'on sait bien que le contrat de travail constitue à la fois un instrument d'individualisation de la relation salariale et un mode d'accès au statut de salarié.
Or, ce statut est composé de dispositions conventionnelles mais aussi légales, et on ne voit pas pourquoi toutes les règles du statut devraient être qualifiées de contractuelles alors qu'elles n'ont pas grand-chose à voir avec la volonté des parties, d'autant plus lorsque l'on se situe dans le champ de l'ordre public absolu, ce qui est incontestablement le cas des règles protectrices des institutions représentatives du personnel, comme l'a d'ailleurs rappelé la Cour de cassation elle-même en reconnaissant le caractère de nullité absolue à la transaction conclue par un salarié protégé avant la notification de son licenciement (Cass. soc., 16 mars 2005, n° 02-45.293, Société Home location services c/ M. Daniel Vitré, FS-P+B+R+I [LXB=A2742DHZ], lire Gilles Auzero, Licenciement d'un salarié protégé et conclusion d'une transaction : de l'importance de la chronologie des faits et du respect de la procédure spéciale de licenciement, Lexbase Hebdo n° 160 du 24 mars 2005 - édition sociale [LXB=N2208AIM]).
C'est, en réalité, qu'il ne faut pas rechercher dans cette analyse autre chose que la volonté d'utiliser la technique contractuelle pour renforcer les droits des salariés. Cette utilisation téléologique de l'analyse contractuelle, très sensible dans l'évolution de la jurisprudence en matière de modification du contrat de travail, est également patente lorsqu'il s'agit de rattacher à l'exécution du contrat de travail des créances afin de les faire garantir par l'AGS.
Cet arrêt en constitue une nouvelle illustration. L'application de la prescription trentenaire est ici destinée, avant tout, à sanctionner sur une plus longue durée les entreprises qui bloquent volontairement la carrière des représentants du personnel. C'est donc pour renforcer l'efficacité de la sanction de telles discriminations que la Cour de cassation a ici choisi la prescription la plus longue, et non véritablement une analyse rigoureuse de la nature de la responsabilité civile dont il s'agit.
Certes, au regard des impératifs de la lutte contre les discriminations, cette recherche d'une meilleure efficacité est sans doute louable. Mais la fin justifie-t-elle les moyens ? A force de tordre les techniques juridiques, la Cour de cassation ne risque-t-elle pas de voir ces mêmes techniques se retourner un jour contre les salariés, lorsque le vent aura tourné ?
Comment alors reprocher à d'autres les libertés prises aujourd'hui avec l'orthodoxie juridique ? Comme cela a été démontré avec talent par Gérard Couturier (Les techniques civilistes et le droit du travail - Chronique d'humeur à partir de quelques idées reçues, D. 1975, chron. p. 151 s.) et Gérard Lyon-Caen (Le droit du travail, une technique réversible, Dalloz - Connaissance du droit, 1995), les techniques juridiques sont réversibles... attention à l'effet boomerang !
Christophe Radé
Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
LEXBASE HEBDO n° 161 du 31 mars 2005 - Edition SOCIALE
Les éclairages apportés par le rapport de la Cour de cassation pour 2005
Dans cet arrêt, la Cour de cassation a considéré que "l'action en réparation du préjudice résultant d'une [...] discrimination (syndicale) se prescrit par trente ans".
Si nous avions souligné que l'application de la prescription trentenaire participait de l'effectivité de la lutte contre les discriminations dont sont victimes les syndicalistes, notamment dans le déroulement de leur carrière, nous avons contesté la solution à la fois pour des raisons juridiques, la prescription décennale applicable en matière extracontractuelle nous semblant plus adéquate, et pratiques, les entreprise étant souvent dans l'impossibilité de fournir au juge les éléments objectifs justifiant le traitement réservé aux salariés sur une période aussi longue.
On attendait donc, là encore, les observations de la Cour de cassation dans le cadre du rapport annuel.
La lecture du rapport sur ce point n'est guère surprenante car ce sont bien des questions d'opportunité qui justifient la solution. Selon la Cour, il n'est, tout d'abord, pas possible de séparer, dans les prétentions du salarié, ce qui relève de la demande en paiement de salaires de la réparation du préjudice causé par la discrimination elle-même, justifiant ainsi l'application d'une prescription unique ("Le législateur a donc entendu faire en quelque sorte masse de tous les types de préjudices liés à une telle discrimination, et cela sans distinguer entre les conséquences en résultant, de sorte qu'il aurait été hasardeux, et difficile d'application, d'en extraire le préjudice lié à un manque à gagner salarial pour le soumettre à la prescription quinquennale").
Le choix de la prescription trentenaire s'explique également par de pures raisons d'opportunité : "une prescription courte est mal adaptée à ce type de contentieux, dans la mesure où la discrimination syndicale est difficile à prouver et que c'est au fil du temps que le salarié se rend compte par comparaison avec les traitements reçus par ses collègues qu'il est victime d'une discrimination ; sans doute, cet inconvénient pourrait être résolu en faisant varier le point de départ de la prescription mais cette question ne se posera réellement que lorsque la durée de la prescription contractuelle de droit commun, actuellement de trente ans, sera ramenée à dix ans comme cela est envisagé".
Nous regrettons personnellement qu'à aucun moment la Cour n'ait envisagé l'application de la prescription de dix ans applicable en matière de responsabilité extracontractuelle, car la discrimination constitue bien un comportement qui nous semble détachable de l'exécution normale du contrat de travail.
LEXBASE HEBDO n° 218 du Mercredi 7 Juin 2006 - Edition SOCIALE